par Stephen L. Dreyfuss, Avocat aux Barreaux de New York, New Jersey et Washington, D.C., Président d’honneur de l’Union Internationale des Avocats

Les décrets Trump visant les avocats américains ont mis ces derniers à l’épreuve. L’audace de défendre est aussi l’audace de se défendre. Dans cet article, Stephen L. Dreyfuss nous explique la situation dans laquelle Donald Trump a mis de très nombreux cabinets d’avocats et comment ils ont réagi.  

L’avocat ne doit pas simplement avoir l’audace de défendre son client. Aujourd’hui, dans mon pays, nous devons aussi avoir l’audace de nous défendre. Or seule une minorité de nos grands cabinets a été à la hauteur du défi.

Pendant sa campagne de 2024, Donald Trump avait promis des mesures de représailles contre ses ennemis s’il était élu. Le 25 février 2025, un mois après sa prise de fonctions, le Président Trump publie un décret présidentiel contre le cabinet Covington & Burling, basé à Washington, D.C. Il ordonne que tout avocat ou employé ayant travaillé pour Jack Smith, le procureur spécial chargé d’enquêter sur le rôle de Trump dans les émeutes du 6 janvier 2021 au Capitole, soit privé d’habilitation de sécurité et que le gouvernement fédéral mette fin à tout mandat de ce cabinet.

Le 6 mars, le président signe un décret contre le cabinet Perkins Coie. La première phrase : « L’activité malhonnête et dangereuse du cabinet d’avocats Perkins Coie a affecté ce pays pendant des décennies ». Le décret cite le rôle de ce cabinet comme conseil d’Hillary Clinton lors de la campagne de 2016 et conseil du financier George Soros et « d’autres donateurs activistes » dans des litiges contre des lois électorales étatiques soutenues par le parti républicain. Il accuse le cabinet de discrimination raciale en raison de sa politique « diversité, équité et inclusion » (DEI).

Il suspend les habilitations de sécurité de ce cabinet, met fin à ses mandats fédéraux et exige que toute entreprise liée par contrat au gouvernement divulgue ses relations avec ce cabinet. Il interdit à toute personne liée à Perkins Coie l’accès aux immeubles fédéraux. Une enquête est ouverte sur ses pratiques de discrimination en matière d’emploi.

D’autres décrets suivent : le 25 mars contre Jenner & Block, le 27 mars contre Wilmer Hale, qui ont embauché d’anciens procureurs ou d’anciens membres de l’équipe ayant enquêté sur les liens entre la campagne de Trump de 2016 et la Russie. Le 9 avril, contre Susman Godfrey, vaguement accusé de « tentative de militarisation du système juridique américain » et de « tentatives dangereuses de miner l’efficacité des forces armées des Etats-Unis par l’injection d’une idéologie politique et raciale ».

Point commun entre Jenner, Wilmer et Perkins : ils représentent des clients ayant contesté les politiques du gouvernement Trump. Le président vise donc les avocats de ses opposants, il fait l’amalgame entre les clients et leurs avocats.

Le décret le plus retentissant sort le 14 mars contre le cabinet new yorkais Paul Weiss.

Il commence ainsi : « Depuis des années, les cabinets d’avocats mondiaux jouent un rôle démesuré en minant le processus judiciaire et en détruisant les principes fondamentaux américains ». Il critique Paul Weiss pour avoir assisté le procureur général de Washington, D.C. face aux émeutiers du Capitole et pour avoir embauché en 2022 un ancien procureur qui avait mené des poursuites pénales contre Donald Trump à New York – procédure ayant abouti à la condamnation de Donald Trump par un jury populaire sur 34 chefs d’accusation pénale. Il accuse Paul Weiss de discrimination du fait de ses politiques DEI.

Pour ces fautes, le décret impose des sanctions cuisantes : retrait d’habilitation, suspension des mandats fédéraux de Paul Weiss et de toute entreprise cliente de Paul Weiss. Le message est clair : si vous choisissez Paul Weiss comme avocat, vous perdrez automatiquement vos contrats fédéraux.

Bien plus encore, le décret interdit à tout représentant du gouvernement fédéral d’échanger avec Paul Weiss, quel que soit le sujet, et prive Paul Weiss de l’accès aux immeubles fédéraux. Cela implique l’interdiction de rencontrer les procureurs et les fonctionnaires fédéraux et de plaider dans les tribunaux fédéraux – faute de pouvoir pénétrer dans les palais de justice qui sont des immeubles fédéraux.

Ces décrets bafouent des droits constitutionnels fondamentaux : liberté d’expression, liberté d’association, égalité devant la loi, droit de choisir son avocat et droit à une procédure équitable.

Malgré les ressources et la réputation de Paul Weiss dans la défense des droits civiques, son associé-gérant estime alors que le décret constitue une « menace existentielle » pour le cabinet. Il craint le départ des associés en fusions-acquisitions et de leur clientèle d’entreprises vers des cabinets non sanctionnés.

Finalement, Paul Weiss décide de transiger plutôt que de se battre : il fournira 40 millions de dollars de prestations pro bono approuvées par l’administration Trump et met fin à ses politiques DEI en échange du retrait du décret.

Cet accord déclenche un tollé général ; une dizaine d’associés vedettes du département contentieux partent fonder leur structure avec leurs collaborateurs.

Cette décision pose une question fondamentale pour les clients : si ce cabinet n’est pas prêt à se battre pour se défendre, se battra-t-il pour me défendre ? Quel sera son intérêt principal : gagner pour moi ou rester dans les bonnes grâces de la Maison Blanche ?

Huit grands cabinets ont choisi de transiger avec la Maison Blanche sans attendre la parution d’un décret. Skadden, Willkie, Milbank, Kirkland, Latham & Watkins, et A&O Shearman ont promis chacun entre 100 et 125 millions de dollars, soit collectivement 940 millions de dollars en prestations pro bono dans des dossiers choisis par l’administration (voire des dossiers personnels de Trump) et certains ont accepté de suspendre leurs politiques DEI.

La devise « l’Etat, c’est moi » a beau être celle de Louis XIV, elle renaît dans l’Amérique du 21ème siècle. Le président semble intoxiqué par son pouvoir, confondant de plus en plus souvent son intérêt personnel et celui du pays. Il a même dit récemment que son élection démocratique rendait « illégale » toute critique de son action.

Trump essaie d’imposer à la Cour suprême une théorie chère à l’aile droite du parti républicain, la théorie de l’exécutif unitaire selon laquelle le président concentre tout le pouvoir exécutif du pays, ce qui rendrait contestable l’annulation des actes présidentiels par les tribunaux – bien que cette autorité judiciaire soit reconnue sans interruption chez nous depuis une décision phare de la Cour suprême en 1803.

Les tribunaux fédéraux avaient tenu bon pendant le premier mandat de Trump, notamment en rejetant plus d’une soixantaine de recours fantaisistes de Trump et des siens.

Cette fois encore, les juges ont joué leur rôle. Les quatre cabinets qui ont contesté des décrets ont obtenu gain de cause : les juges ont déclaré les décrets inconstitutionnels et ces cabinets n’ont pas disparu- contrairement à la prédiction funeste de Paul Weiss.

Mais, ne nous y trompons pas. Nous sommes à un moment charnière de “l’expérience américaine”. La tentation autoritaire est de plus en plus forte et maintenant, nous, avocats, devons tenir bon.

L’avocat a toujours été le bouclier entre la puissance d’un Etat et les droits de l’individu. Autrefois, il était facile pour nous, avocats américains, de donner des leçons de démocratie au monde entier. Cette époque est révolue. La question nous concerne aujourd’hui personnellement : trouverons-nous le courage de dire « non » ?

Il faut de l’audace pour défendre mais il en faut d’abord et avant tout pour se défendre. L’expérience américaine montre le danger de l’acquiescement. Nous ne pourrons défendre nos concitoyens sans le courage de nous défendre nous-mêmes. J’ai la faiblesse de penser que mon pays saura relever ce défi avec le soutien de nos confrères du monde entier.

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