Léopold Lemiale, avocat, co-président de la Commission copropriété et transaction immobilière de l’ACE
Philippe Touzet, avocat, co-président de la Commission structures d’exercice et interprofessionnalité
Sylvain Orlandini, notaire
Francis Brune, directeur ingénierie financière et patrimoniale, Interfimo.
Face à la volatilité du marché des bureaux et à la hausse des loyers, de plus en plus d’avocats envisagent l’acquisition de leurs locaux professionnels. Entre opportunité patrimoniale et stratégie d’entreprise, ce choix requiert une approche rigoureuse : audit juridique de l’immeuble, analyse de financement et structuration juridique et fiscale adaptée. « Oser acheter ses locaux », c’est désormais penser son cabinet comme un véritable acteur économique.
La plupart des avocats louent leurs locaux, parfois depuis des années, mais la question de l’achat s’impose désormais comme une réflexion stratégique majeure. L’acquisition d’un bien professionnel offre stabilité, valorisation patrimoniale et économies à long terme. Elle permet de s’affranchir des aléas de la location, de personnaliser son environnement de travail et d’inscrire son cabinet dans la durée.
Mais cette décision n’est pas anodine : coûts initiaux, manque de souplesse en cas d’accroissement de l’activité, contraintes réglementaires et choix fiscaux nécessitent anticipation et méthode. Dans un marché des bureaux marqué depuis 2020 par la pandémie, la généralisation du télétravail et la hausse des taux d’intérêt — avant une reprise depuis mi-2024 — les opportunités demeurent réelles pour les professions libérales.
L’audit : maîtriser le bien et son environnement juridique
L’acquisition d’un local professionnel doit être envisagée comme un audit complet, mêlant prudence pratique et rigueur juridique.
Les paramètres concrets.
Avant tout achat, il faut vérifier la qualité du bâti, l’état de la copropriété, les diagnostics techniques (amiante, électricité, DPE), la connectivité (fibre, sécurité) et l’environnement urbain. La localisation reste essentielle : proximité des juridictions, accessibilité, image du quartier et projets d’aménagement à moyen terme. La sous-location ou la domiciliation du cabinet sont envisageables, sous réserve du respect du RIN, des règlements locaux et du respect des règles de confidentialité.
La dimension juridique : destination et usage.
Deux notions structurent l’analyse : la destination (ce pour quoi l’immeuble a été construit) et l’usage (affectation effective du bien, régie par l’article L.631-7 du Code de la construction et de l’habitation).
- Destination. Certains travaux ou changements nécessitent un permis de construire ou une déclaration préalable ; seuls les glissements entre sous-destinations sans travaux significatifs échappent à formalité, sous réserve du PLU.
- Copropriété. En vertu de la loi de 1965, le copropriétaire use librement de ses parties privatives sans porter atteinte aux droits des autres ni à la destination de l’immeuble. Le règlement de copropriété, d’effet contractuel, impose des restrictions justifiées par cette destination. Clauses d’habitation bourgeoise ou modifications d’aspect exigent le vote de l’assemblée générale, voire l’unanimité. Les manquements entraînent remise en état et dommages-intérêts.
L’usage et son contrôle.
Dans les grandes villes et départements de la petite couronne, et les communes dites tendues au titre de la taxe sur locaux vacants, le passage d’un usage d’habitation à un usage autre requiert une autorisation préfectorale. La loi Le Meur du 19 novembre 2024 a élargi la présomption d’habitation : est réputé à cet usage tout local qui l’a été entre 1970 et 1976 ou au cours des 30 dernières années. L’absence d’autorisation expose à une amende civile de 22 500 € et à la réaffectation du bien.
Le notaire doit donc vérifier la nature juridique du local : permis de construire, état descriptif de division, usage déclaré, chaîne des baux, et prévoir une condition suspensive adaptée (autorisation personnelle ou réelle avec compensation).
L’audit ainsi conduit garantit la sécurité juridique de l’opération et prépare la phase suivante : la structuration du projet d’investissement.
La structuration : de l’intention d’achat à la stratégie patrimoniale
Investir dans ses locaux ne se résume pas à acheter un bien : c’est organiser une stratégie de financement et de détention qui articule activité professionnelle et patrimoine privé.
Peut-on investir ? — Le financement et la soutenabilité
La capacité de remboursement est le premier critère. Un crédit de 100 000 € sur 20 ans à 3,8 % représente environ 7.500 € de charge annuelle, souvent supérieure à la valeur locative du bien (6-10 %). L’acquisition n’a donc de sens qu’avec une visibilité durable sur les revenus.
En toute hypothèse, le loyer doit rester conforme au marché, sous peine de requalification en acte anormal de gestion lorsque la SCI est assujettie à l’IS. L’opération est en outre assortie de garanties classiques : hypothèque, caution des associés, nantissement de parts, consentement du conjoint.
Comment investir ? — Trois voies principales
- Dans la structure d’exploitation.
L’immeuble est inscrit à l’actif de la SCP ou de la SEL. Avantage : simplicité, amortissement du bien et sur la plus-value long terme (véritable plus value économique) abattement en fonction de la durée de détention et exonération après 15 ans. Inconvénient : les plus-values à court terme (c’est-à-dire les amortissements) sont intégralement imposées (IS 25 % ou IR tranche marginale + TNS), sans abattement de durée..
- L’achat et la location à soi-même.
L’avocat achète en son nom et loue à son activité. Le schéma n’est admis qu’avec une stricte séparation comptable : absence d’inscription à l’actif, loyers réellement versés depuis un compte professionnel vers un compte personnel et déclarés comme revenus fonciers. Il permet la déduction des loyers dans la déclaration BNC et des intérêts d’emprunt des revenus fonciers perçus, mais suppose discipline et formalisme.
- La détention par SCI.
La société civile immobilière reste un outil privilégié.
- SCI à l’IR : transparence fiscale mais trésorerie contrainte ; les plus-values sont exonérées après 22 ans (IR) et 30 ans (PS).
- SCI à l’IS : amortissement du bien et déduction des frais, mais imposition de la plus-value sans abattement (15 % à 25 %) et seconde taxation à la distribution.
Le choix dépend du rapport entre besoin de liquidité et stratégie patrimoniale.
Optimiser : démembrement et effet de levier
On pouvait autrefois démembrer l’immeuble mais depuis 2012, l’opération reste possible via le démembrement des parts sociales d’une SCI transparente créée pour l’opération ; la SEL acquiert l’usufruit temporaire pour 25 ans des parts et les associés personnes physiques conservent la nue-propriété. Le financement de la SEL est assuré par un prêt bancaire garanti par la SCI. Les associés doivent financer la nue-propriété de leur coté. Enfin, un bail est mis en place entre la SEL et la SCI. Ce montage, complexe, suppose une expertise préalable des valeurs vénale, locative et à terme pour éviter tout abus de droit, mais il permet à la SEL d’amortir l’usufruit et aux associés de récupérer, à terme, la pleine propriété. Généralement, la valeur de l’usufruit sera comprise entre 75 et 80 % de l’ensemble.
Pour financer la part des personnes physiques (donc les 20-25% restant), un montage audacieux est de mettre en place concomitamment un LBO/OBO sur les titres de la SEL (ou le fonds libéral), ce qui génèrera un cash out permettant de financer la nue-propriété des titres de la SCI avec des fonds obtenus dans le cadre du régime de faveur (flat tax 70% net) améliorant la rentabilité globale. Les simulations montrent un gain supérieur à 30 % sur quinze ans pour les structures bien calibrées.
Les garde-fous
La SCI ne peut se porter caution ou accorder d’hypothèque qu’en cohérence avec son intérêt social. Une surévaluation de l’usufruit (95% par exemple au lieu de 75 ou 80%) expose à un redressement. Le respect du formalisme, la justification économique, une bonne documentation préalable et l’anticipation des risques avec un spécialiste sont les meilleures protections contre la requalification.
Conclusion
L’achat de ses locaux professionnels n’est plus un simple choix patrimonial : c’est un acte structurant de la vie du cabinet. Il engage l’avocat dans une logique d’entreprise, où le droit, la finance et la stratégie se rencontrent. De l’audit initial à la structuration juridique, chaque étape doit viser un équilibre : sécuriser l’exploitation tout en construisant un patrimoine transmissible et optimisé.
