Bertrand LEBLANC-BARBEDIENNE, Fondateur de Souveraine Tech
Dans un mystérieux paradoxe, notre société héritière des Lumières meurt à petit feu du fait que plus
personne n’est vraiment capable de dire à son interlocuteur :
« Je ne sais pas. »
ou encore
« Sur ce point, je vous donne raison. »
À cela, deux explications que nous aimerions soumettre à votre appréciation, tout prêts à vous donner
raison (ce qui nous permettrait ainsi de valider rétroactivement le point de vue que nous voulons nous
efforcer de partager avec vous).
L’opinion, un «token» démocratique
La première est que nous avons été collectivement dotés d’un colifichet, qui est une forme d’objet transactionnel, de «token» démocratique : l’enivrant pouvoir d’émettre une opinion. Figurez-vous comme il est toujours satisfaisant et flatteur de choisir, de réfuter, de juger. Qui ne voit là l’évident artifice de diversion mis en place par le Prince ? Regardez par exemple les questionnaires de personnalité ou les sondages. Ne sent-on pas sourdre en soi, au moment même où nous y répondons, comme une souveraineté personnelle ? Même un chimpanzé, dont il paraît
que nous sommes si proches, obéit aux mêmes réflexes. Lui manque peut-être simplement une carte d’électeur et le sentiment d’avoir tranché seul, en plus de la banane dont il est gratifié.
Cet euphorisant rail de délibération individuelle nous étourdit au point de nous dissuader d’intervenir de manière plus active, et peut-être plus réfléchie, dans la vie de la Cité. Il y a là quelque chose de l’orgueil biblique d’Adam devant l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Nos vies ont tellement été désincarnées par l’emprise du numérique et du débat permanent dont il est devenu le terrain d’expression privilégié, que nous ressentons le vif besoin de cet expédient comme d’une drogue.
Dépouillés de nos propriétés anciennes (le métier, le domaine, la famille, la tradition, la foi etc.) par un régime né de la promesse de nous faire soudainement accéder à la Liberté, nous ne sommes plus guère en possession que d’une chose, notre libre opinion sur tout et n’importe quoi. Quel bien précieux avons-nous perdu en échange ? L’Histoire le dira peut-être. Nous avons en attendant remplacé les Pardons d’autrefois par une nouvelle liturgie. Et certains jours solennels, nous l’exprimons en procession. Nous nous rendons de concert en des lieux apprêtés où nous glissons, dans un geste quasi-sacramentel un morceau de papier enveloppé dans une urne en plexiglas irisé. Et à la fin de la journée, le plus gros tas désigne l’opinion appelée à faire taire toutes les autres. Et c’est alors comme un oracle. Mais une opinion ne naît pas toujours d’un raisonnement. Elle ne fructifie pas nécessairement sur le terreau de l’expérience ou de l’apprentissage. Elle peut prendre la forme initiale d’une réaction ou d’une émotion. Qui sait ? Peut-être même d’une opinion populiste, complotiste, conspirationniste, horresco referens ! Elle peut avoir été suscitée de manière plus ou moins désintéressée, plus ou moins artificielle, plus ou moins vertueuse. Elle sait sans doute bien comment se propager de manière animale, grégaire. Mais voilà que chacun d’entre nous s’en empare comme d’un trésor.
Avoir une opinion, son opinion, – voulez-vous que je vous dise la mienne ? – eh bien cela, aujourd’hui, c’est comme exister. La défendre dépasse le simple cadre de la disputatio antique. Il semble y aller de l’intégrité même de notre ego. Ce n’est parfois pas au goût de nos semblables. Et il faut peu d’imagination pour percevoir derrière la violence des échanges qui animent les discussions en ligne, les formes actuelles du duel ou du lynchage en règle. C’est la raison pour laquelle il suffit de si peu pour que nous partions en guerre sur les réseaux, armés, l’écume aux lèvres, face à une menace inexistante, dans le seul but de défendre un point de vue finalement assez étranger à nous-mêmes et auquel nous identifions cependant notre honneur ou ce qui en tient lieu.
Mais un point de vue, c’est un peu comme un phare. Chacun y loge seul en s’y croyant rendu maître de toute claire vision. Affaiblir ou heurter cette idée que nous nous sommes appropriée, c’est comme attenter à ce qui nous reste de vie, de liberté. Voilà pourquoi nous débattons aujourd’hui ainsi que nous jouerions aux échecs, la réflexion en moins. Nous avons physiquement pris place sur l’échiquier au lieu d’y mouvoir, à tâtons, des arguments après mûre et humble réflexion. Peut-être est-ce pour cela qu’il semble devenu si difficile d’accéder à l’idée de compromis, de concession. Nos opinions nous habillent. Et celles des autres nous heurtent. Qui serait assez fou pour se dénuder en public ou prêter le flanc à la pointe d’un avis contraire ?
Un autre exemple pour tenter de vous convaincre. Convoquez donc le souvenir d’un échec professionnel ou d’une déconvenue personnelle. Voyez comme, par réaction, dans la foulée, la moindre de nos opinions a eu tendance à nous consoler, si nous avions auparavant bien pris le soin de nous en faire de véhéments thuriféraires. L’expression de l’opinion ressemble étrangement, au moins dans ses effets, à une substance stupéfiante chargée d’étourdir notre conscience et de magnifier notre volonté. Je pense ceci. Je condamne cela. Un verre de rhum, un verre de gin. Même chose. Je décide. Je.
Un expert ne peut avoir tort
La seconde raison pour laquelle notre France prétendument si cartésienne est à l’agonie, tient au fait que les experts, les prélats de notre République, semblent attacher moins d’importance à la poursuite de la vérité qu’à la validation des hypothèses nées du fruit de leurs travaux. Et ce pour une raison logique assez simple. Tout argument qui viendrait amoindrir ou discréditer la force de leur enseignement les diminuerait immédiatement dans leur qualité même d’expert. Un expert, en 2023, quel qu’il soit, ça n’est pas quelqu’un qui a senti de manière fugace le parfum de la vérité et qui ne consentira au repos que lorsqu’il en aura identifié l’origine. L’expert, c’est quelqu’un qui a raison. Qui peut avoir raison. Qui domine ses contemporains au plan de la raison. Qui doit avoir raison. Qui ne peut avoir tort. Qui est invité sur les plateaux télé pour bien dire ce qui est. On voit là comme les Lumières ont pu tromper ou baisser en kilowatts depuis leur branchement sur le secteur de notre régime politique.
Dans l’esprit de notre époque, avoir raison, c’est être fort. Être fort, c’est avoir raison. Aussi n’est-il pas loisible à un gouvernant de reconnaître son tort ou un échec. Parce que, malheureusement, nous considérerions cela comme une impardonnable manifestation de faiblesse. Et non d’humilité. Et le petit monde politique aurait tôt faire de ne faire de lui qu’une bouchée. Où donc est passé le doute fécond, la remise en question ? Qu’avons-nous fait de l’esprit critique ? Nous lançons ici un avis de recherche. Les petits «conditionnel» et «subjonctif» sont attendus à la caisse du magasin par leurs papa et maman. Prenez cinq minutes, à froid, pour observer les débats télévisés ou les échanges sur les réseaux. Combien en avez-vous vu finir sur un terrain d’entente ?
Eh puis, il y a la muraille de la «fake news», l’information contrefaite, dont l’évocation seul met un terme immédiat à toute poursuite de la discussion. Comme cela revient à méconnaître le fait que prendre la parole, c’est souvent prendre parti. La vérité pure, un peu comme la drogue, c’est souvent très dangereux. Et les choses sont complexes. En voulez-vous un exemple ? Tout le monde croyait que la pauvre église catholique avait inventé, du fin fond de son pouilleux passé «moyenâgeux» (sic) l’affligeante fake news de la platitude de la terre. Eh bien France Culture a récemment tordu de le cou à cette contre-vérité, qui a dû biberonner tant de nos intellectuels. Dans son émission intitulée «Mythe de la Terre plate : c’est la faute à Voltaire» deux historiennes expliquent ainsi que c’est Voltaire qui a fait croire que l’Église n’avait jamais adhéré au fait de la rotondité de la Terre, pour discréditer le Moyen-Âge, et disqualifier Rome.
A l’heure où notre monde se regarde, tel Narcisse, poursuivre un bien qui n’est autre que le seul spectacle de sa propre action, ne jure plus que par sa responsabilité, sa soutenabilité, sa durabilité, son inclusivité… Qui ne voit que le salut ne passera jamais par une opinion, de quelque insigne autorité dont elle puisse être revêtue, mais par la manière dont elle aura su se faire entendre et se laisser questionner ?
Nous devons, plus que toute autre chose, nous employer à devenir de farouches orpailleurs de vérité. Et s’il s’avère que la seule vérité que nous parvenons à toucher du doigt est que nous sommes universellement, éperdument en quête de cette même vérité, nous n’aurons trahi ni notre nature, ni notre ambition, ni notre vocation profonde d’êtres humains.