D’après la conférence de Marie Robert, auteure et  philosophe invitée du 33ème Congrès national de l’ACE, par Nadia Sahli

Lors du 33ᵉ Congrès national de l’ACE, dont le thème était « L’audace nous appartient », la philosophe Marie Robert a relevé le défi d’en proposer une lecture contemporaine.
À travers un récit nourri de mythes, de philosophie et d’expériences personnelles, elle nous a invités à repenser ce que signifie « oser » dans un monde en mutation.
Son intervention, à la fois lumineuse et exigeante, nous conduit à envisager l’audace non comme un geste héroïque ou une rupture, mais comme un acte de cohérence avec soi-même.


Cet article propose d’en tirer les enseignements pour notre profession.

Démystifier l’audace

« L’audace a du génie, du pouvoir, de la magie », écrivait Goethe. Marie Robert y ajoute : « L’audace n’est pas une folie spectaculaire, mais une cohérence avec soi-même. » Notre culture, héritière de la mythologie grecque, associe souvent l’audace à la démesure. Les figures de Phaéton2  et d’Icare3  nous rappellent que celui qui ose trop haut finit par tomber. Ces récits ont façonné notre inconscient collectif : oser, c’est risquer la chute.

Dans nos cabinets, cette peur s’exprime différemment : crainte d’innover, d’assumer une intuition, de sortir du cadre. Mais, rappelle Marie Robert, l’hybris n’est pas l’audace. L’hybris, c’est l’excès et l’orgueil ; l’audace, elle, suppose la lucidité. L’avocat audacieux n’est pas celui qui s’affranchit des règles : c’est celui qui les habite pleinement. L’audace n’est pas contraire à la prudence ; elle en est la respiration.

Le courage de se connaître

Marie Robert l’avoue : elle n’aime pas le changement, affectionne les rituels et redoute l’instabilité. Et pourtant, elle est convaincue que « le changement et l’audace qui lui ouvrent le chemin sont les seules options pour tenir bon et conserver ce qui, au plus profond de nous, compte réellement. » Cette phrase éclaire notre métier. Changer, non pour rompre, mais pour préserver l’essentiel.

Pour l’avocat, c’est oser adapter sa pratique, réinventer sa posture, affirmer sa singularité sans renoncer à sa déontologie. L’audace devient alors un acte de fidélité à soi-même : elle nous maintient cohérents lorsque tout bouge autour de nous.

Oser penser par soi-même

Dans Qu’est-ce que les Lumières ?, Kant érige l’audace en impératif moral : Sapere Aude, oser penser par soi-même. Ce n’est pas une provocation, mais un devoir de lucidité. Fermer les yeux, dit Marie Robert, ce n’est pas avoir la vie facile ; c’est renoncer à son pouvoir de juger. Pour notre profession, cette injonction résonne avec force. Oser penser par soi-même, c’est refuser le mimétisme, interroger les automatismes, questionner les modèles figés. C’est assumer une pensée libre au service du droit. L’audace intellectuelle n’est pas l’opposé de la rigueur ; elle en est la condition.

L’audace de dire oui à la vie

Qui n’a pas déjà regretté une occasion manquée au nom de la prudence ? Marie Robert rappelle que notre prétendue sagesse est souvent une rationalité limitée : nos choix sont contraints par la peur, le manque d’informations ou la pression du temps. Dès lors, autant oser. Nietzsche, dans Le Gai Savoir, nous invite à aimer la vie telle qu’elle est, avec ses drames et ses imperfections. Par l’idée de l’éternel retour, il nous pose une question simple : voudrions-nous revivre notre vie telle qu’elle est ? Si la réponse est non, alors il faut oser. Dire oui à la vie, c’est dire oui à l’incertitude. Le risque de s’écraser est bien moindre que la douleur de n’avoir rien tenté.

L’audace dans la durée

Une fois la décision prise, reste à la tenir. Phil Knight, fondateur de Nike, raconte dans L’Art de la victoire les vingt années d’efforts nécessaires avant le succès. « Il faut avoir foi en la foi, » écrit-il. Cette persévérance, Descartes la traduit autrement. Dans Le Discours de la méthode, il compare l’homme au voyageur égaré dans une forêt : mieux vaut choisir une direction et s’y tenir que de changer sans cesse de voie.

L’audace n’est donc pas seulement un élan ; c’est une fidélité. Elle consiste à se souvenir, longtemps après le premier pas, pourquoi on s’est mis en route.

L’audace comme aventure

Le philosophe Jankélévitch distingue l’aventurier, qui fait de l’aventure son métier, de l’aventureux, qui en fait sa vie. « L’audace fait de notre existence une aventure. » Pas parce que nous affrontons des périls insensés, mais parce que chaque instant est instable, chaque futur incertain. Notre audace est la mesure de ce qu’est la vie : un jaillissement imprévisible à habiter pleinement. La comédienne Marie Benoniel, alias Marie s’infiltre, en offre une illustration contemporaine : son audace n’est pas insolence, mais discipline. Elle accepte le risque de déplaire pour rester fidèle à elle-même. De la pensée à la scène, elle rappelle que l’audace véritable est celle de la cohérence.

Le réconfort de l’audace

Dans Le Livre de Joe, l’écrivain Jonathan Tropper évoque le Coyote de Tex Avery : « Et si, lorsqu’il court au-dessus du vide, il ne baissait jamais les yeux ? Peut-être atteindrait-il l’autre rive. » Nous sommes souvent ce Coyote : suspendus entre deux mondes, craignant le vide. L’audace, c’est choisir de ne pas baisser les yeux. Elle nous pousse à la cohérence de Kant, à la patience de Descartes, à la foi de Knight, à l’amour nietzschéen de la vie. Elle nous aligne, nous réconforte, nous met en mouvement. Elle est une manière de croire encore en la vie, et en notre métier.

Et vous, quelle est l’audace dont vous êtes le plus fier ? Parce que chacun de nous a, un jour, osé franchir un pas qui l’a transformé, la Revue de l’ACE ouvre une nouvelle rubrique : « Vos audaces », un espace pour partager ces gestes, ces décisions, ces engagements qui honorent notre profession. Faisons-en une force collective. Car si nous ne baissons pas les yeux, nous atteindrons sans doute, ensemble, l’autre rive.

L’audace d’être avocat à l’ère de l’IA

Interrogée sur ce que serait l’audace d’être avocat à l’ère de l’intelligence artificielle, Marie Robert voit dans cette question une invitation à réaffirmer l’essence même de la profession.


Pour elle, l’audace des avocats, face à l’émergence et à la sophistication croissante de l’IA, réside plus que jamais dans leur capacité à demeurer profondément humains.

Alors que les algorithmes excellent désormais dans l’analyse de masses considérables de données juridiques, la rédaction de documents standardisés ou la recherche de précédents, rien ne saurait remplacer la relation singulière qui unit un avocat à son client.


Le sens du conseil, l’écoute attentive et empathique, l’engagement personnel et sincère envers une cause. Ces qualités deviennent, selon Marie Robert, des marques de fabrique incontournables.

L’audace, ajoute-t-elle, consiste à embrasser pleinement cette dimension humaine, à cultiver une authenticité et une singularité qui font la différence.


Être avocat, à l’heure de l’intelligence artificielle, c’est oser être encore plus soi-même, faire valoir son jugement, son intuition, sa capacité à comprendre les nuances émotionnelles et relationnelles des situations, autant d’aspects que la machine ne peut pas (encore) saisir.

C’est, en somme, dans la profondeur du lien humain que l’avocat d’aujourd’hui trouve le cœur de son audace.

  • Marie Robert est professeure de philosophie, autrice de Kant tu ne sais plus quoi faire, il reste la philo, Descartes pour les jours de doute, Le Voyage de Pénélope, Une année de philosophie, Le miracle du réconfort – Flammarion-Versilio et conférencière, créatrice du podcast « Philosophy Is Sexy » et fondatrice d’écoles Montessori. Elle s’attache à rendre la philosophie accessible et vivante, en la reliant aux enjeux du monde contemporain.
  • Phaéton est le fils du dieu Hélios(ou parfois Apollon), le Soleil, et d’une mortelle nommée Clymène. Fier de sa filiation divine, il veut le prouver à ses camarades et supplie son père de lui accorder un signe. Hélios, pour lui témoigner son amour, lui promet un vœu : Phaéton choisit de conduire le char du Soleil à travers le ciel. Mais, incapable de maîtriser les chevaux flamboyants, il s’approche trop près de la Terre, la brûle, puis s’en éloigne trop et la glace — jusqu’à ce que Zeus, pour éviter le désastre, le foudroie.
  • Icare est le fils deDédale, un inventeur et architecte de génie. Prisonniers du roi Minos, père et fils s’échappent grâce à des ailes de cire et de plumes fabriquées par Dédale. Mais Icare, grisé par la liberté, s’élève trop haut : la chaleur du soleil fait fondre la cire, et il tombe dans la mer.

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