« Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche » : le Legal Design, ou l’art de faire avancer le droit

Par Sophie Lapisardi, Avocat au barreau de Paris, Lapisardi Avocats, présidente de Lexclair’ Legal Design, co-présidente de la Commission Croissance et Innovation de l’ACE.

Par ses formules incisives et son humour sans filtre, Michel Audiard savait capter l’essentiel. 

Derrière sa réplique emblématique « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche. » se niche une réflexion intéressante pour l’évolution de notre profession.

Si elle est provocante, cette réplique a d’abord eu le mérite d’avoir attiré votre attention. Mais si l’on écarte le caractère péjoratif de la phrase d’Audiard, il reste une vérité essentielle : c’est que le mouvement est toujours préférable à l’immobilisme. 

En cela, cette phrase illustre parfaitement l’esprit du Legal Design : transformer la façon dont nous travaillons, pour favoriser la compréhension, l’action et l’impact, plutôt que de se complaire dans la complexité technique. Une nécessité pour les avocats aujourd’hui.

Redonner du pouvoir à l’utilisateur du droit

L’un des principes fondamentaux du Legal Design est de mettre l’utilisateur au centre de la démarche. Trop souvent, le droit est conçu par des experts du droit, pour eux-mêmes. Le Legal Design change cette perspective en considérant que les utilisateurs finaux du droit – qu’ils soient clients ou citoyens – doivent pouvoir comprendre et utiliser les outils juridiques.

Cela passe par une reformulation de nos documents, mais aussi par une prise en compte de la manière dont les utilisateurs interagissent avec l’information. Par exemple, dans un monde où la majorité des interactions se fait en ligne, il est nécessaire de proposer des contrats adaptés à la lecture sur mobile, présentant les informations essentielles dès le départ. Le Legal Design invite à penser au format, au contexte, et au parcours utilisateur dans l’élaboration de nos livrables juridiques.

La complexité inutile : un frein à l’action

Michel Audiard pointait du doigt un travers de beaucoup de professions intellectuelles : celui de se complaire dans la maîtrise théorique, au point de perdre de vue le but ultime de cette maîtrise. 

En droit, cette tendance se manifeste par des textes d’une complexité telle qu’ils deviennent inaccessibles aux non-initiés. Un contrat, un avis juridique, une loi – tous ces outils, censés être au service de l’action deviennent souvent des obstacles par leur complexité.

Le Legal Design remet en question cette posture. Il nous rappelle que l’enjeu ne consiste pas à produire des contenus juridiques sophistiqués, mais à créer des documents qui permettent à l’utilisateur d’agir. Or, pour agir, il faut d’abord comprendre. La complexité inutile freine l’action et empêche les décisions d’être prises en toute connaissance de cause. L’objectif du Legal Design est de lever ces obstacles en simplifiant, en restructurant, et en clarifiant les messages juridiques sans en altérer la portée.

Prenons l’exemple d’un contrat d’affaires classique. Souvent long, truffé de clauses obscures et de formulations alambiquées, il est rarement lu dans son intégralité par les parties signataires. En appliquant les principes du Legal Design, ce contrat peut être restructuré pour mettre en avant les points clés et rédigé en langage juridique clair afin que chaque partie – même non spécialiste – comprenne clairement ses droits et obligations.

Favoriser la marche plutôt que la contemplation

Michel Audiard oppose « l’intellectuel assis » à « celui qui marche ». Cette image illustre bien la différence entre une approche théorique qui se satisfait de sa propre sophistication, et une approche pragmatique qui cherche à avancer malgré les obstacles. Le Legal Design, c’est précisément cela : une démarche active, centrée sur l’utilisateur final, souvent non-juriste.

Dans la pratique juridique, cela implique d’adapter nos livrables pour qu’ils soient utiles et compréhensibles par les clients.

Trop souvent, un avis juridique est rédigé avec un niveau de détail tel que le client se retrouve submergé par les informations, En utilisant les techniques du Legal Design, nous pouvons repenser la façon dont nous présentons nos avis : un document court, hiérarchisant les informations et illustrant les conséquences concrètes des options possibles. Le client peut ainsi prendre des décisions en toute connaissance de cause.

Une des techniques consiste à utiliser des cartes d’empathie pour comprendre les besoins des clients avant de rédiger un avis juridique. En se mettant à leur place, nous pouvons mieux identifier les questions qu’ils se posent ainsi que leurs attentes. En conséquence, nous pouvons leur offrir une solution plus opérationnelle.

La simplicité : une intelligence à part entière

La simplicité est souvent perçue, à tort, comme une forme de facilité ou de manque de rigueur ; c’est « le con » d’Audiard.  Pourtant, réussir à présenter une question complexe de manière simple est une démarche qui exige une compréhension profonde du sujet. Et d’ailleurs, Michel Audiard, par ses dialogues ciselés, nous montre que la clarté et la concision ont un premier avantage : attirer l’attention et un second : la retenir.

Prenons l’exemple des règlements internes d’entreprise. Plutôt que de rédiger un texte long et détaillé que personne ne lira entièrement, vous pourrez en faire un document plus clair et plus visuel avec des schémas. Le résultat ? Des employés qui lisent, comprennent et adhèrent aux règles.

En outre, le Legal Design permet de repenser les processus décisionnels.  Ainsi, la présentation de scénarios juridiques sous forme de parcours décisionnels aide les clients à visualiser les conséquences de chaque choix et à prendre des décisions en toute confiance. En clarifiant les chemins possibles, en illustrant les avantages et les risques, on facilite l’accès à une prise de décision éclairée.

Le rôle de l’avocat dans la transformation

Le Legal Design n’est pas seulement une question de présentation ou de mise en page. C’est une approche qui transforme le rôle de l’avocat. Celui-ci n’est plus seulement un expert qui apporte une solution ; il devient un facilitateur. Au même titre que le droit est au cœur des projets des entreprises, l’avocat devient chef d’orchestre. Cette posture demande de l’écoute, de l’empathie, et la volonté de co-construire avec nos clients des outils fonctionnels.

En pratique, cela signifie que l’avocat doit apprendre à se décentrer, à prendre le temps de comprendre les réalités et les attentes de ses clients. Par exemple, lors de la conception d’un contrat, nous pouvons animer des ateliers de co-conception avec les parties prenantes, afin de s’assurer que chaque élément du contrat répond bien aux besoins exprimés. Cette approche collaborative permet de créer des livrables qui ne sont non seulement précis sur le plan juridique, mais aussi adaptés pour ceux qui les exécutent.

Conclusion : Oser la simplicité pour aller plus loin

En paraphrasant Michel Audiard, on pourrait dire que l’avocat, assis sur ses acquis, contemplatif de sa propre complexité, ne va pas aussi loin que celui qui ose se mettre en marche et repenser ses pratiques. Le Legal Design est une invitation à se mettre en mouvement, à dépasser la technicité pour revenir à l’essentiel : un droit au service de l’action, accessible, compréhensible, et utile.

Pour nous, avocats, l’enjeu est de taille. Adopter le Legal Design, c’est réinventer notre métier, le rendre plus pertinent et plus impactant pour nos clients. Un cap précieux, à une période où l’intelligence artificielle modifie notre quotidien. 

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