
Le droit du travail selon Audiard : réflexions sur le licenciement à partir d’une réplique de Cent mille dollars au soleil
« ici c’est une grande famille. Quand un gars veut une augmentation, il vient me voir, je l’écoute et hop ! Je le vire » (100.000 Dollars au soleil).
∙ La réplique qui inspire ces lignes est celle d’un certain Castigliano, dit « la betterave » (en raison du diabète qu’il soigne à coup d’injections d’insuline dans la moiteur obscure et gluante des bureaux de l’entreprise de transports transsahariens qu’il dirige en potentat), personnage secondaire mais hautement pittoresque de Cent mille dollars au soleil, l’un des films culte de Henri Verneuil.
Dans la veine des crapules « rangées des voitures », qui doivent leur reconversion à un environnement économique et social peu regardant sur le sujet du respect de la loi, le sieur Castigliano livre en effet, dès le début de l’action, un aperçu édifiant du mode de management qui tend à prévaloir en lieu et place du droit du travail lorsque l’employeur, disposant du droit du plus fort, ne voit pas ce qui pourrait l’empêcher de puiser dans les méthodes doucereuses et autoritaires d’un paternalisme rassis.
C’est ainsi que cet honorable entrepreneur expose sentencieusement sous la plume de Michel Audiard : « […] chez le père Casta, y a pas de chauffeur, y a pas de patron. Y a une grande famille. Chez nous jamais d’histoire, jamais de grève. Les syndicats, connais pas. Quand un chauffeur veut un congé ou de l’augmentation, il vient me trouver, je l’écoute et je le vire […] si on tolère les caprices, on tient pas huit jours ».
On n’ose imaginer l’envolée indignée du même, ciselée avec l’humour décapant de notre scénariste, si d’aventure un outrecuidant était venu lui parler contrat de travail…1
Bref, dans le milieu des caïds repentis ou des crapules recyclées cher aux scénarios de Michel Audiard (on pense bien sûr au « Mexicain »2 ) ou d’Alphonse Boudard (type « le fignoleur »3 ), on ne s’étonnera pas trop qu’il n’y ait pas vraiment de place pour le syndicalisme, le dialogue social et même le dialogue tout court ; et pas davantage que la considération pour la personne des employés sur le point d’être remerciés – comprenez « licenciés » – ne procède pas d’un réflexe naturel. Du moins ces derniers doivent-ils s’estimer heureux, bien qu’ils se soient hasardés à déplaire, d’en être quitte en n’étant que « virés » et en échappant à un sort plus funeste…
∙ Mais dans la vraie vie ?
Nous sommes alors en 1963. Il ne s’agit certes pas de sous-entendre qu’à cette époque il était permis de se séparer d’un salarié en le renvoyant de façon brutale et arbitraire sur un coup de tête.
Néanmoins le fait est que depuis 1804, année de naissance du code civil, aucun texte législatif n’était venu encadrer l’acte juridique qui permettait à un employeur de mettre fin à un contrat de travail.
Evoquons tout de même les premières avancées (demeurées timides) de la loi du 27 décembre 1890, modifiée par la loi du 19 juillet 1928, desquelles il était résulté que la résiliation (i.e. la résiliation abusive) d’un contrat de louage de service par la volonté d’un seul des contractants peut donner lieu à des dommages intérêts et que le jugement doit mentionner le motif allégué par l’employeur 4.
En réalité, c’est la jurisprudence qui, sur le fondement du droit commun des contrats, avait dégagé un certain nombre de solutions afin de sanctionner les employeurs indélicats s’il était démontré qu’ils avaient abusé de leur droit, pour avoir, en particulier, agi avec une légèreté blâmable ou, pire, avec l’intention de nuire. Dans ce contexte, c’est au salarié qu’il appartenait d’apporter la preuve de l’abus de droit dont il se considérait la victime.
Quoi qu’il en soit, le principe était que, dans l’exercice unilatéral de son pouvoir de direction, l’employeur était seul juge, en toute légitimité, des mesures qu’il entendait prendre, notamment en matière disciplinaire, et n’était astreint à aucun formalisme pour mettre en œuvre ses décisions. Rien n’interdisait donc d’inviter un salarié qu’on ne voulait plus voir à « prendre la porte » (à se faire « lourder » dirait Michel Audiard), parfois sans ménagement, en tout cas sans autre forme d’égard.
Finalement le « père Casta » était de son temps, une certaine dose de cynisme en plus…
∙ C’est en 1973, dix ans plus tard, qu’un changement radical, en réalité un véritable bouleversement, s’est produit.
Dans le prolongement des revendications des salariés et de leurs syndicats liées aux évènement de mai 1968 et des négociations ayant abouti au protocole de Grenelle, la loi n° 73-680 du 13 juillet 1973 traduisit en effet la volonté de soustraire désormais les salariés à la pratique qui consistait à les « mettre dehors » sans être contraint de satisfaire à des règles spécifiquement prescrites.
C’est ainsi que la loi du 13 juillet 1973 va introduire trois séries d’innovations majeures (sous certaines conditions d’effectif de l’entreprise et d’ancienneté du salarié – dont le périmètre a par la suite été réduit -).
D’abord sur le terrain procédural, en imposant à l’employeur :
- de première part et avant toute décision, de convoquer le salarié par lettre recommandée à un entretien (ainsi dénommé « entretien préalable » par les praticiens) ;
- de deuxième part, au cours de cet entretien, d’indiquer le ou les motifs de la décision « envisagée » et de recueillir les explications du salarié ;
- de troisième part, de notifier le licenciement par lettre recommandée avec demande d’avis de réception en respectant un délai minimum de réflexion ;
- de quatrième part, d’observer un délai-congé et (disposition qui ajoute une dimension indemnitaire à la procédure) de verser une indemnité de licenciement – exception faite d’un licenciement motivé par une faute grave -.
Ensuite, sur le fond, en donnant au juge pour mission, en cas de litige, d’apprécier non seulement
la régularité de la procédure mais aussi le caractère réel et sérieux des motifs invoqués.
Enfin, sur le plan des garanties (et des sanctions), en fixant des montants planchers d’indemnisation suivant que le licenciement est jugé irrégulier (non-respect de la procédure) ou non causé (dépourvu de cause réelle et sérieuse) – sous réserve, dans ce dernier cas, de la possibilité pour le juge de proposer la réintégration du salarié dans l’entreprises, de sorte que la condamnation à une indemnité n’est alors prononcée qu’en cas de refus de l’une ou l’autre partie -.
Les droits de la défense faisaient ainsi leur entrée dans l’entreprise : aucun salarié ne peut plus être licencié sans avoir la faculté de participer au préalable à un entretien destiné à lui permettre à la fois de connaître les raisons pour lesquelles une séparation est envisagée par l’employeur et à fournir toute explication, voire à exprimer toute objection.
Quant à la prise de décision, si l’employeur reste assurément libre de qualifier les faits et de conclure à la nécessité d’une rupture, en revanche la nature discrétionnaire de son pouvoir est à présent limitée par le risque pouvant découler d’un contentieux, dont le salarié à l’initiative.
Dans ce cas, en effet, il se trouve maintenant soumis au contrôle a posteriori du juge en raison de l’obligation qui lui est faite de justifier que les faits sont établis et objectifs (« réels ») et de persuader le juge qu’ils sont suffisamment significatifs (« sérieux ») pour justifier de priver le salarié de son emploi. A cette fin, la loi prend du reste le soin de préciser que le juge forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties, c’est-à-dire l’employeur comme le salarié, et non plus par le seul salarié : les parties sont cette fois – vraiment – mises sur un pied d’égalité.
En toute hypothèse, le licenciement a dorénavant un coût pour l’employeur puisqu’il est assorti du versement d’une indemnité légale et que ce dernier se trouve en outre exposé au risque d’une condamnation à des dommages-intérêts.
On ne peut ici se dispenser d’avoir une pensée compatissante pour ce cher Castigliano, qui a dû s’étrangler (et il n’aura pas été le seul) devant cette ingérence intolérable dans la gestion de son entreprise, vitupérer contre la mise en cause inadmissible de sa liberté d’en user à sa guise vis-à-vis de son personnel, se lamenter de l’atteinte déloyalement portée aux affaires par les conséquences financières encourues.
∙ Ce serait excéder le propos du présent article que de développer l’analyse des apports de cette loi et des modifications considérables qu’elle a induites dans les relations entre employeurs et salariés : on se contentera de souligner qu’elle n’a pas pris une ride et qu’elle est toujours applicable aujourd’hui.
Elle a même été enrichie.
Par la loi, qui a successivement :
- introduit l’obligation d’énoncer les motifs dans la lettre de licenciement (loi n° 86-1320 du
30 décembre 1986 relative aux procédures de licenciement – la loi de 1973 se bornait à imposer à l’employeur de rappeler ces motifs par écrit à la condition que le salarié lui-même en ait fait la demande écrite -) ; - réamenagé les délais avant l’entretien préalable et avant la notification du licenciement (ordonnance n ° 2004-602 du 24 juin 2004 prise en application de la loi de simplification du
2 juillet 2003) ; - organisé la faculté pour le salarié de se faire assister par un conseiller extérieur à l’entreprise en l’absence d’institution représentative du personnel (loi n° 89-549 du 2 août 1989 modifiant le code du travail – la loi de 1973 ne prévoyait que la faculté pour le salarié de se faire assister par une personne de son choix appartenant au personnel de l’entreprise -).
Par la jurisprudence, qui a « substantialisé » les exigences de procédure en attachant aux manquements de forme des effets de fond. Ainsi, sont considérés comme privant le licenciement de cause réelle et sérieuse, notamment :
- la notification orale du licenciement (Cass. soc. 23 juin 1998, n° 96-41.688)… à méditer au passage par Monsieur Castigliano, bien qu’il ne doive plus être en activité ;
- le défaut d’énonciation de motifs ou l’énonciation de motifs imprécis et non matériellement vérifiables (Cass. soc. 29 novembre 1990, n° 88-44.308, Rogié c/ société Sermaize de distribution) ou encore de motifs contradictoires ou erronés ;
- le non-respect des délais de procédure applicables en matière disciplinaire : délai maximum de deux moins entre la connaissance des fautes et l’envoi de la convocation à un entretien préalable (Cass. soc. 25 janvier 1995, n° 93-43.887) ; délai maximum d’un mois entre l’entretien préalable et la notification du licenciement (Cass. soc. 1er décembre 1999, n° 97-44.131).
C’est précisément pour atténuer le caractère pénalisant de la qualification automatique d’un licenciement insuffisamment motivé en licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse que l’ordonnance « Macron » n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 est venue apporter des assouplissements procéduraux au dispositif de la loi de juillet 1973.
∙ On retiendra en tout cas que l’essentiel de la loi du 13 juillet 1973, de son texte comme de son esprit, est demeuré préservé depuis lors.
Bel exemple de longévité d’un texte dont Michel Audiard avait peut-être anticipé les percées démocratiques en stigmatisant les procédés d’employeurs aux mœurs féodales, sous le couvert des formules inventives et désopilantes qui font claquer cette gouaille si pleine de drôlerie et de bon sens… Ce n’est pas sûr mais n’a-t-il pas lui-même prévenu avec son humour teinté d’une lucidité toujours un brin désabusée : « la vérité n’est jamais amusante sinon tout le monde la dirait ! »
- Peut-être : « un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche » (Un taxi pour Tobrouk, Denys de la Patellière). ↩︎
- Les Tontons flingueurs, Georges Lautner. ↩︎
- Joué par Jean Gabin dans Le soleil des voyous, Jean Delannoy. ↩︎
- Textes cités dans le rapport du Sénat n° 308 sur le projet de loi modifiant le code du travail, future loi du
13 juillet 1973 examinée ci-après. ↩︎