Par Pascal Gauchon
Comment peut-on attribuer tant d’importance à onze « gugusses » courant derrière un ballon et le repoussant au loin dès qu’ils l’ont rattrapé ? La place prise par le sport est-elle le signe d’un abrutissement collectif, d’une dégénérescence de la démocratie réduite au « pain et aux jeux », d’un alignement sur l’Empire romain de la décadence ? Il y a beaucoup à dire contre le sport. Et beaucoup en sa faveur.
Dès l’Antiquité, le sport ne se réduit pas à une gesticulation des jambes ou des bras selon des règles préétablies. Autant que les historiens puissent en juger, il renvoie à des croyances religieuses. Il contribue à la grandeur de la cité dont il renforce la cohésion et qu’il prépare au combat.
Toutes les justifications du sport moderne sont déjà là, en dehors de l’aspect économique.
Au service de la nation
Tel que nous le connaissons, le sport naît en Angleterre dans la seconde moitié du xixe siècle. C’est alors que se fixent les règles que nous pratiquons toujours. Ce sont les milieux aisés, et même aristocratiques, qui contribuent à son succès et qui lui donnent son nom tiré de « disport », amusement. Pierre de Coubertin, issu d’une famille aisée et monarchiste, ressuscite les jeux Olympiques en 1896 et impose l’amateurisme, ce qui limite la pratique sportive aux plus riches1. Le Tour de France suit en 1903, le Tournoi des cinq nations en 1910, la Coupe du monde de football en 1930.
Un simple amusement ? Les autorités le prennent très au sérieux. Son avènement correspond au triomphe de l’hygiénisme, au culte de la jeunesse et du corps que préfigure le scoutisme de Baden Powell, à l’exaltation nationale enfin. La devise que prend le club alpin français n’est-elle pas « Pour la France par la montagne » ? Souvent présenté comme un partisan du rapprochement des peuples, Pierre de Coubertin n’en déclare pas moins : « Le sport fait fleurir toutes les qualités qui servent à la guerre : insouciance, belle humeur, accoutumance à l’imprévu, notion exacte de l’effort à faire sans dépenser des forces inutiles2. » Dès 1882, Paul Bert introduit dans les écoles la gymnastique en même temps que l’instruction militaire. Les régimes totalitaires de l’entre-deux-guerres n’ont rien inventé !
Tous les pays, même démocratiques, développent une véritable politique sportive. Avec la politique de la santé, la politique de l’éducation et la politique démographique, la promotion du sport permet de fournir à la patrie les combattants résolus et formés dont elle a besoin, les « huit millions de baïonnettes » réclamées par Mussolini. Il renforce la cohésion nationale, il exalte le sentiment patriotique, il contribue au prestige des pays qui organisent les grandes compétitions internationales, surtout s’ils les remportent. Le ton se fait moins guerrier après 1945 mais le fond ne change pas : les succès sportifs servent à démontrer la supériorité du système capitaliste ou socialiste autant qu’à exalter leur « patrie » respective, États-Unis ou URSS. Rien n’a changé aujourd’hui si l’on en croit Jean Lévy, ambassadeur du sport nommé par Laurent Fabius : « Le sport est la continuation de la diplomatie par d’autres moyens. »
Temps de la mondialisation, temps de l’économie
Avec la mondialisation, les motivations économiques deviennent décisives. On pourra discerner d’autres enjeux récents, en particulier la lutte contre l’obésité caractéristique des pays développés. Un marxiste noterait que le sport devient le nouvel « opium du peuple » qui détourne des vrais problèmes. Ce qui prime aujourd’hui, « c’est l’économie, idiot ».
À vrai dire, le mouvement se dessine bien avant. Les premiers clubs professionnels de football apparaissent dans les années 1930. Une presse spécialisée se crée, telle L’Équipe en 1945. En même temps l’amateurisme régresse, même aux jeux Olympiques où se croisent faux militaires et prétendus universitaires. Les entreprises privées s’intéressent à un secteur qui ne connaît pas la crise et qui représente actuellement au moins 2 % du PIB des pays développés. Elles sponsorisent les sportifs les plus célèbres. Dès 1962, sur le Tour de France, les équipes nationales sont remplacées par des équipes de marque3.
Le phénomène s’accélère dans les années 1980 à cause de la télévision. C’est qu’il y a 13 millions de licenciés sportifs dans un pays comme la France, acheteurs de matériel, de gadgets, de billets, mais plus encore de sportifs en chambre scotchés devant leur télévision et leur pack de bière. Le foot dans le monde, c’est 300 millions de pratiquants et trois milliards de téléspectateurs selon la FIFA ! On comprend l’explosion des droits de retransmission des grands événements sportifs qui ont dépassé trois milliards d’euros pour la seule Coupe du monde de football de 2014.
L’argent coule à flots. L’amateurisme est officiellement abandonné par le Comité international olympique en 1981. Des magnats du Golfe ou de Russie s’offrent des clubs de football dont certains se font coter en bourse à l’instar des entreprises. Les meilleurs sportifs sont payés autant que des grands patrons et bien plus que des hommes politiques ou des savants. Le propos n’est pas de regretter le « bon vieux temps » de l’amateurisme, même si les dérives de cette situation ont nom corruption, tricherie ou dopage. Simplement de noter que l’enjeu économique est devenu primordial.
Les méga-événements
Faut-il organiser de méga-événements comme les jeux Olympiques ou les Coupes du monde ? Pour les entreprises comme Nike, Adidas mais aussi Coca Cola, la réponse est simple : grâce à eux elles disposent d’une publicité planétaire. À plus forte raison le CIO ou la FIFA empocheront les droits de retransmission ou ventes de gadgets. Quant aux chaînes de télévision, elles profiteront d’une audience exceptionnelle qu’elles sauront monnayer en spots publicitaires.
Tous ceux-là sont d’autant plus gagnants que l’essentiel des dépenses est assuré par les villes et les États et que ces frais ont explosé depuis les années 1960. Ceux de Pékin ont coûté 40 milliards de dollars, ceux d’Athènes 16 milliards, 7 % du PIB grec (ce qui n’a pas amélioré le niveau de la dette !) ; ceux de Sotchi enfin ont été les jeux d’hiver les plus chers de l’histoire avec 6,4 milliards d’euros.
Aucun de ces événements n’est rentable en tant que tel. Les derniers jeux équilibrés auraient été ceux de Sidney en 2000. Pourtant David Camerone a estimé que les jeux de Londres (17 milliards) l’étaient aussi, du moins pour l’économie britannique. Il est vrai qu’il incluait dans son calcul les gains à venir pour le tourisme local et même les investissements directs que ces jeux auraient déclenchés – deux chiffres difficiles à estimer. On reconnaîtra aussi que les infrastructures construites pour l’événement, tels l’aéroport d’international d’Athènes, servent ensuite. Souvent, mais pas toujours. Les installations sportives bâties à Athènes se dégradent irrémédiablement, inutilisées et non entretenues. En restera-t-il bientôt beaucoup plus que les ruines de Sparte ?
Il ne reste rien de Sparte, sauf le nom et la légende. L’enjeu est le même pour les méga-événements. Ce que cherchent les villes qui les accueillent c’est une exposition médiatique, mieux, c’est une image de cité festive, dynamique, entreprenante, et l’on sait que la compétition entre villes mondiales passe de plus en plus par leur réputation comme la compétition entre nations dépend de plus en plus de leur soft power.
À l’époque de l’argent-roi, ce que le sport apporte de plus fondamental reste, aujourd’hui comme lors des premiers jeux d’Olympie, le prestige. Paradoxe : le sport qui discipline et valorise les corps influence plus encore les esprits.
- Notons que l’amateurisme n’est pas systématique. Paul Dietshy insiste sur l’importance au xixe siècle des sports « à pari » qui permettent de rémunérer les intervenants.
↩︎ - Dans Essais de psychologie sportive, 1913. Il se rattrape un peu plus loin en distinguant les attitudes « belliqueuses » qu’il condamne et l’esprit militaire.
↩︎ - Les équipes nationales seront rétablies en 1966 et définitivement abandonnées deux ans plus tard.
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