Par François-Bernard HUYGHE, Décédé en 2022. Auteur, ancien chercheur à l’IRIS, spécialiste des questions d’influence,
communication et manipulation de l’opinion. Auteur de nombreux ouvrages de référence parmi lesquels :

Maîtres du faire croire. De la propagande à l’influence Éd. Vuibert, 2008.
Contre-pouvoir. De la société d’autorité à la démocratie d’influence, avec Ludovic François, Ellipses, 2009.
Think tanks : quand les idées changent vraiment le monde, Éd. Vuibert, 2013.
Désinformation : les armes du faux, Armand Colin, 2016.
Daech : l’arme de la communication dévoilée, VA Éditions, 2017.
Fake news : la grande peur, VA Éditions, 2018.
Fake news, Manip, Infox et Infodémie en 2021, VA Éditions, 2021.
La bataille des mots, VA Éditions, 2022

Les organisations d’influence – donc celles qui exercent un pouvoir social sans représenter une autorité ni poursuivre des desseins directement économiques – se rattachent globalement à trois types.

Le modèle lobby, ou groupes d’intérêt en général,
Le modèle ONG (au sens large, ou organisations dites représentatives de la société civile),
Le modèle think tank (anglicisme que certains rendent par « Centres de recherche et d’influence »).

Certes, il n’est pas toujours facile de savoir si un lobby ne se dissimule pas centre de recherche pour mieux défendre ses thèses sous couleur d’expertise et de neutralité, si une ONG n’est pas un lobby qui protège des intérêts particuliers tout disant défendre une cause universelle, ou ce qui se présente comme un think tank n’est pas en réalité un groupe militant pour une idéologie ou une cause (voire pour une personnalité), ….


Sous ces réserves, on distingue théoriquement :

  • Des lobbies dont la logique est celle des intérêts. Un lobby agit soit en son nom propre, soit au nom de son client, afin de créer un environnement (notamment législatif ou réglementaire) plus favorable à son action. La force du lobby dépend certes de la force et de la représentativité (le nombre, l’importance sociale, la richesse) de ses mandants. Mais elle reflète aussi son habileté à plaider une cause et à trouver des alliés. Cela demande de l’expertise, la connaissance des réalités du terrain ou des conséquences de décisions, mais aussi la connaissance des centres de décision et de leurs règles. Le but est de faire prédominer sa thèse auprès des décideurs et/ou auprès des médias et de l’opinion afin d’orienter la décision du législateur ou du dirigeant dans le sens que l’on désire.
  • Des ONG dont le monde est celui des valeurs. Une organisation non gouvernementale cherche à réaliser un idéal (qu’il s’agisse de sauver la planète du réchauffement climatique, de protéger la baleine bleue ou d’obtenir l’interdiction des mines anti-personnel) et elle regroupe des militants en vue d’une cause plus ou moins spécialisée. La légitimité de l’ONG découle de la noblesse de ses idéaux et de la bonne volonté de ses membres qui affirment rechercher une part du Bien Commun (leur Cause). L’ONG agit dans deux grands registres. D’une part une action « sur le terrain » qui vise à soigner de blessés, apporter de la nourriture, soulager une misère ou une injustice. D’autre part l’ONG agit sur les gens : sur l’opinion pour la mobiliser (et éventuellement la faire cotiser), sur les autorités pour les inciter à prendre certaines mesures, à adopter certains traités ou certaines normes, mais aussi sur des adversaires ou partenaires : des gouvernements qu’elles dénoncent, des entreprises qu’elles peuvent critiquer mais avec qui elles peuvent aussi coopérer.
  • Des think tanks vouées à la vie des idées. Sur la seule légitimité de leur excellence (ils sont censés réunir les meilleurs cerveaux pour réfléchir en toute indépendance), ces « boîtes à penser » ou « réservoirs d’idées » font l’interface entre recherche et influence. Leur but n’est pas de faire de la recherche académique pure, mais de proposer les meilleures solutions en politique intérieure ou étrangère, en économie, en technologie… Mais ces solutions, il faut en convaincre les dirigeants et l’opinion et pour cela, les think tanks doivent aussi assurer la promotion des idées (et accessoirement leur financement, car penser et peser coûtent cher).

Comme on le voit, les organisations d’influence mêlent à des degrés différents plusieurs techniques destinées finalement à agir sur le cerveau d’autrui :

  • La suggestion : présenter des idées ou des solutions,leur donner un nom et une forme attractifs…
  • La séduction : avoir une bonne image demarque, attirer l’attentionLa spécialisation : développer une forme d’expertise dans un domaine, gagner en prestige ou en crédibilité
  • La communication : toutes ces organisations ont besoin des médias et de l’opinion pour faire prévaloir leur point de vue
  • Mais aussi la sanction : les ONG peuvent mettre au pilori gouvernements autoritaires ou entreprises irresponsables, les lobbies savent faire comprendre aux fonctionnaires ou aux élus que leurs mandants pourraient bien manifester ou protester, quant aux think tanks, leur fonction de critique des politiques n’est pas négligeable.

Et tout cela à travers des réseaux et par l’intermédiaire de l’opinion (celles des décideurs, ou celle des masses à travers les médias).

L’influence est le mode d’action typique de sociétés qui ne sont plus hiérarchisées, mais décloisonnées, fluctuantes, incertaines. Le pouvoir se fonde moins sur l’autorité de la tradition ou sur la possessiondes choses que sur des capacités nouvelles : produire des images, diriger l’attention publique, anticiper les courants porteurs, maîtriser les noeuds et commutateurs des réseaux, occuper les positions stratégiques dans les flux d’informations.

Certaines des formes du Web 2.0 comme les réseaux sociaux et, dans une moindre mesure, les blogs se prêtent à la fois à une exhibition narcissique(on confie à la Toile des pensées intimes ou des données confidentielles que l’on dissimulerait dans la vie ordinaire), à une compétition et à la création de communautés d’intérêt.


La solidarité au sein de ces communautés est limitée aux échanges à distance et le “Nous” temporaire (un “nous” dont on peut se désengager à son gré) permet de partager un moment d’intérêt (une vidéo amusante), de coopérer à un travail encyclopédique (Wiki) ou de s’affronter opinion contre opinion dans débats où le ton monte très vite. Au moins autant que du contenu (les convictions de fait ou de valeur que les utilisateurs cherchent à faire partager), il s’agit de hiérarchie de l’attention.
Sur le Web 2.0, chacun cherche à faire l’agenda de tous. Qu’il s’agisse de faire connaître la vidéo la plus rigolote ou de pratiquer le prosélytisme religieux.
Parallèlement, le fait d’appartenir à un réseau crée de nouveaux rapports sociaux, de la satisfaction narcissique de celui affiche le plus grand « mur d’amis » sur Facebook, à l’engagement militant de celui qui quitte son écran pour descendre dans la rue.

Les réseaux sont voués à la propagation des opinions, ouverts à tous (chacun peut être émetteur et avoir en principe, une chance d’être entendu du monde entier), mais le succès d’une thèse, d’une rumeur, d’une opinion, d’une consigne, d’une critique, etc. y dépend de la façon dont se dirigent ou se coalisent des flux d’attention : approbation, suffrage, citation, évaluation… Chaque internaute contribue ainsi à la formation du courant majoritaire qu’il s’agisse de lancer un « buzz« , de décider de la réputation d’une entreprise ou, comme nous l’a montré l’exemple du monde arabe, d’initier une révolte politique.

En ce sens, les réseaux sociaux sont bien des vecteurs d’influence chaque micro-acte de participation à la vie communautaire (ne serait-ce qu’un clic d’approbation) contribuant à faire bouger la configuration générale. En ce sens, pour les organisations d’influence, le monde des réseaux sociaux est à la fois un amplificateur de ses stratégies et une zone de risque.

Verbatim

Itw François-Bernard HUYGHE,
Observatoire stratégique de l’information,
14 août 2020

Dès les années 90, les think tanks théorisaient la désinformation numérique et la contre-désinformation (la contre-désinformation, c’est quand nous parlons, nous) et pensaient au pouvoir de la communication en réseaux, remontante. Pour ceux qui n’avaient pas compris, le printemps arabea montré le pouvoir des médias sociaux pour mobiliser les foules dans la rue, répandre des thèmes et slogan, se coordonner et faire remonter de l’information.
Les gouvernements Occidentaux et toutes sortes d’ONG ont adhéré à l’idée qu’il suffisait de donner des outils techniques (bonne cryptologie, outils d’anonymisation et de connexion en cas de coupure du Net par les autorités, accès à des plateformes) plus quelques recettes aux activistes 2.0 (du type manuel de l’Albert Einstein Institution ou cours de l’Open Society). Du coup, on croyait que les « jeunes » allaient partout renverser les régimes autoritaires mal adaptés aux nouvelles technologies, faire des révolutions 2.0 et propager les valeurs occidentales d’ouverture. Donnez-leur Facebook et de la bande passante et le monde deviendra libéral, friends et followers de tous les pays, unissez-vous derrière vos smartphones…
Jusqu’au moment où tout le monde a découvert que les illibéraux, populistes, souverainistes, gilets jaunes et assimilés en tout genre utilisaient aussi les réseaux contre le Système. Depuis cinq ans environs, on parle au contraire des ingérences russes (ou autres) dans le processus démocratique via des médias de propagande type Russia
Today, plus des fake news, plus des faux comptes, plus des trolls, plus des hackers, plus des réseaux idéologiques favorables, plus des services secrets d’influence… La main de Moscou étant présumée derrière tout cela, il a fallu en rabattre les prédictions utopiques qui voyaient dans les réseaux sociaux (tous vers tous, transfontaliers…) quelque chose d’intrinsèquement démocratique au sens occidental. Voire des outils à faire des révolutions libérales sans parti, sans idéologie, sans leaders et sans violence…

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