Louis FAVROT, Enseignant à l’Ecole de Guerre Économique

Nous recevons désormais davantage d’informations que notre cerveau ne peut en examiner avec attention ou en traiter. Un paradigme qui soulève de nombreuses questions d’ordre éthique, cognitif, et politique.

En 2016, Cambridge Analytica 1entre dans l’histoire en raison du rôle qu’elle a joué dans l’élection de Donald Trump. Durant les dernières semaines de la campagne présidentielle américaine, la firme a mené une entreprise de microciblage et de guerre psychologique d’une précision diabolique, fruit de la collecte préalable d’un grand nombre de données, qui ont permis d’établir le profil et de modéliser le comportement de 87 millions d’Américains… donc d’établir des modèles prédictifs d’une redoutable fiabilité.2

Le fort contrôle le faible

Cambridge Analytica a ainsi diffusé des messages -et parfois mensongers ciblés aux Afro-Américains, aux détenteurs d’armes aux électeurs de Bernie Sanders aux primaires… quitte à diffuser de fausses informations. Le vote a ainsi été influencé par des personnes tierces, expertes en psychologie comportementale, ayant accès une immense base de données, et capable de les synthétiser et d’en extraire des modèles comportementaux. Si la désinformation en période électorale est une pratique ancienne, elle est à présent distillée massivement, à des niveaux de précision et de subtilité jamais atteints. Relier les hommes et dispenser à tous la connaissance : la promesse d’internet et des réseaux sociaux est définitivement obsolète. Depuis l’âge d’or des affiches, et jusqu’à Snapchat ou Tiktok, le paradigme n’évolue pas : des cerveaux brillants, forts de connaissances décisives, manipulent à leur insu des personnes moins informées pour obtenir le comportement désiré, qu’il s’agisse d’achat ou de vote. Avec une nouveauté cependant : des personnes-clés influencent d’autres personnes en contournant les médias traditionnels.

La désinformation de tous par tous ?


Le camp Clinton aurait-il pu démentir des assertions mensongères à quelques semaines du vote ?
Pas vraiment, comme l’énonce la loi de Brandolini selon laquelle « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des sottises […] est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire ». De fait, la désinformation a un avantage important sur la vérité, car rétablir la vérité coûte du temps et de l’énergie.
Corollaire inévitable de l’information, la désinformation s’invite partout. Chacun de nous y contribue en raison des biais cognitifs du cerveau, pouvant conduire à des erreurs de perception, de raisonnement, d’évaluation, d’interprétation logique, de jugement, d’attention. Par exemple, le biais de confirmation nous pousse à privilégier davantage l’information qui conforte nos convictions préétablies. C’est d’ailleurs la base même du principe de l’algorithme de Facebook : « en présentant à ses utilisateurs des informations conformes à leurs goûts en fonction de leur activité et de leurs contacts, le fil d’actualité FB encourage une approche communautaire et une autopropagande qui favorisent la segmentation de la société, au détriment de la démocratie » (Eli Pariser, The Filter bubble : What Internet is hiding from you).

La polarisation des opinions

Dès lors, il n’est pas difficile de comprendre comment des individus soumis à une quantité d’informations jamais vue dans l’histoire de l’humanité peuvent croire aux fausses nouvelles ou être des relais de propagande. Sursollicité, le cerveau se raccroche à des croyances et opinions préétablies, que vous servent en boucle les réseaux sociaux ; vous n’apprenez plus grand-chose, et vous relayez vous-mêmes des informations tronquées ou erronées qui renforcent les dogmes sur lesquels vous vous recroquevillez.

Certains utilisent d’ailleurs ces biais pour confondre leurs adversaires politiques, : début 2023, un journaliste breton, Cory Le Guen, s’est fait prendre en photo alors qu’il simulait une prière musulmane dans le Palais de justice de Paris. 3Le bluff a marché : le militant identitaire Damien Rieu (suivi par 170 000 personnes sur X) a relayé la photo en la présentant comme la preuve de l’islamisation de la France, avant que le journaliste ne révèle la supercherie.

De façon générale, les sujets clés qui cristallisent le débat public (immigration, Islam, école, Israël/ Palestine, guerre en Ukraine, etc.) font particulièrement l’objet d’une guerre idéologique de l’information, dont le spectre va du factuel à la propagande la plus mensongère. Les journalistes eux-mêmes en sont partie prenante, ce qui explique sans doute la défiance croissante des Français vis-à-vis des médias.4

Même l’actuel Président des États-Unis, Joe Biden, s’y est laissé avoir lorsqu’il a affirmé en conférence de presse avoir « vu des images de terroristes en train de décapiter des enfants » 5après l’attentat des terroristes du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier, ce qui a fait les choux gras des contempteurs du camp démocrate, même après le démenti de la Maison blanche.

Tout n’est pas perdu

Que peut-on alors faire quand l’information va plus vite que votre cerveau ? Comment explorer un sujet en profondeur quand un nouveau sujet occupe le terrain médiatique chaque semaine ?

Première piste : il faut se réapproprier les mots. Le manichéisme fait loi ; la nuance a disparu ; les mêmes formules toutes faites reviennent sempiternellement pour décrire une infinité de situations. Il faut acquérir du vocabulaire et de la culture pour élaborer une pensée plus complexe, plus consciente de ses limites, plus nuancée, bref : une pensée en meilleure adéquation avec le monde complexe dans lequel nous vivons.

Seconde piste : plus que jamais, il faut redécouvrir et pratiquer l’art du débat contradictoire dans la vie réelle. Le débat précise votre pensée par l’expression, la confronte, en somme : il l’enrichit. Les faiblesses de votre raisonnement apparaissent, et votre culture s’agrandit.

Troisième piste : il faut savoir avancer à son propre rythme, et ne pas tenter de suivre en vain la déferlante médiatique. Le livre, à cet égard, reste « le dernier refuge de l’homme libre. » (André Suarès, L’art du livre). Libre de son temps -évadé de cette guerre de l’attention menée à nos cerveaux, libre de se concentrer sur un sujet voulu : il faut passer de l’information au savoir.

  1. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/03/22/ce-qu-il-faut-savoir-sur-cambridge-analytica-la-societe-au-c-ur-du-scandale-facebook_5274804_4408996.html ↩︎
  2. David Colon, Les maîtres de la manipulation, éd. Taillandier ↩︎
  3. https://www.ouest-france.fr/societe/religions/un-journaliste-breton-piege-damien-rieu-un-influent-militant-d-extreme-droite-bfec6f8a-9124-11ed-a791-5c454a730193 ↩︎
  4. https://www.kantarpublic.com/fr/barometres/barometre-de-la-confiance-des-francais-dans-les-media/barometre-2023-de-la-confiance-des-francais-dans-les-media ↩︎
  5. https://www.bfmtv.com/international/moyen-orient/israel/joe-biden-affirme-avoir-vu-des-photos-d-enfants-israeliens-decapites-que-sait-on-vraiment_AV-202310120569.html ↩︎

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