Alexandre MANDLE, Avocat (Lex-Squared)

L’actualité est riche en exemple rappelant la toute-puissance des GAFAM en matière de contrôle et de censure : bannissement de publicités par Google, déréférencement dans Google News, fermeture de comptes par Facebook et Twitter, démonétisation ou suppression de vidéos dans Youtube…


La règlementation française et européenne en vigueur est particulièrement favorable aux GAFAM qui sont le plus souvent qualifiés en droit français d’« hébergeur » au sens de l’article 6-I-2 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004. En effet, ce statut leur assure une moindre responsabilité civile et pénale concernant les contenus partagés sur la plateforme par leurs utilisateurs dès lors que ces plateformes s’engagent à assurer « promptement » le retrait a posteriori des contenus manifestement illicites qui leur sont signalés, par opposition au statut d’éditeur qui les rendrait responsables, par principe, du contenu diffusé sur leur plateforme.


Parallèlement à cette responsabilité allégée, les plateformes se sont contractuellement octroyé le droit de censurer le contenu qu’elles hébergent ou référencent. Elles prévoient ainsi des règles qui doivent être respectées par les éditeurs, les utilisateurs et tout fournisseur de contenu sans que le principe de la liberté d’expression n’y ait sa place. C’est ainsi que les conditions d’utilisation (CGU) de Youtube interdisent par exemple la publication de « contenus qui propagent des informations médicales incorrectes contredisant celles des autorités sanitaires locales ou de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) concernant le COVID-19. » ou qui contredisent le « consensus des experts d’autorités sanitaires locales ou de l’OMS au sujet du vaccin contre le COVID-19 ».


Pourtant, le juge européen a plusieurs pu rappeler que la liberté d’expression vaut « non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population » (CEDH, Handyside c/Royaume-Uni, 7 décembre 1976). De même, la CEDH a rappelé que ce principe s’applique même « en présence d’éléments donnant fortement à croire que les informations en question pourraient être fausses » (CEDH, Cour (Deuxième Section), 6 sept. 2005, n° 65518/01, §113) et qu’il ne peut se limiter « à l’exposé des seules idées généralement admises » (CEDH, 25 août 1998, Hertel/Suisse, §50). La validité et la proportionnalité des CGU de ces GAFAM mériterait par conséquent d’être posée, d’autant plus que ces plateformes rémunèrent des organismes de « fact checking » orientés politiquement pour les aider à appliquer ces clauses. Toutefois, les GAFAM se réfugient jusqu’à présent avec succès derrière le principe de liberté contractuelle. Dans une célèbre affaire « PragerU /Google » de 2020, la justice américaine a estimé que Youtube était un forum privé et non public, et que donc PragerU ne pouvait invoquer le Premier amendement garantissant le droit à la liberté d’expression.

Par ailleurs, le contrôle de plus en plus important par les GAFAM du contenu qu’elles hébergent, au travers de leurs conditions d’utilisation, et qui va bien au-delà de la simple suppression de contenus manifestement illicites puisque des contenus même licites peuvent être censurés au seul motif qu’ils ne respecteraient pas un certain « consensus », apparait comme manifestement incompatible
avec un statut de simple hébergeur. La Cour de justice de l’Union Européenne a ainsi établi un critère du rôle actif ou passif des plateformes pour déterminer la qualité d’hébergeur ou d’éditeur en vertu duquel une plateforme définissant au travers de ses conditions générales une ligne éditoriale et contrôle du contenu devrait être qualifié d’éditeur (arrêt du 23 mars 2010, Sté Google c/ Sté Louis Vuitton Malletier affaire, C-236/08 à C-238/08).
L’Union européenne semble prendre conscience du pouvoir de plus en plus important des GAFAM au regard de leur responsabilité qui, elle, reste allégée.


Déjà en 2019, le Règlement 2019/1150 « Plateform to business » applicable au e-commerce et marketplaces a consacré un véritable droit à l’information pour les entreprises utilisatrices des plateformes en ligne quant aux décisions prises à leur encontre venant restreindre ou suspendre leurs services et doivent pouvoir connaître l’exposé des motifs des décisions prises par les plateformes avec une référence aux faits ou circonstances spécifiques, y compris le contenu des signalements émanant de tiers.

La Commission européenne a également publié, le 15 décembre 2020, les propositions de règlements Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) qui ont pour ambition de permettre la mise en place d’ici 2022 d’un nouveau cadre de régulation harmonisé au sein de tous les états membres de l’UE qui responsabilise les plateformes numériques et entend limiter les tentations monopolistiques des GAFAM en garantissant des relations commerciales équilibres et loyales entre les acteurs.

Ces deux initiatives font suite au constat selon lequel le cadre juridique relatif aux services numériques (principalement directive 2000/31/UE du 8 juin 2000) est devenu obsolète compte tenu de son inadaptation à la réalité économique et à l’inadaptation du droit de la concurrence à l’égard de la digitalisation de l’économie où les gérants du numérique sont en situation de quasi-monopol et rendent l’accès au marché difficile pour de nouveaux acteurs.

En premier lieu, le Digital Services Act a vocation à réguler le fonctionnement des plateformes et définir un cadre de responsabilité des plateformes numériques concernant la publication et diffusion de contenus et produits et services sur internet (notamment, les produits illicites, dangereux ou contrefaits). Le périmètre de ce texte est extrêmement large car concerne toutes les plateformes en ligne offrant leurs services dans l’UE qu’ils soient établis ou non dans l’UE et leur impose des obligations spécifiques en corrélation avec leur rôle, taille et leur impact dans l’écosystème numérique afin de ne pas imposer des obligations trop lourdes ou inutiles aux petites entreprises.

Les grandes plateformes en ligne les plus susceptibles du fait de leur taille de participer à la viralité d’une information ou d’un contenu illicite, c’est-à dire celles atteignant plus de 10% des 450 millions de consommateur en Europe, seront soumises à de nouvelles obligations et interdictions et en particulier :

  • La mise en œuvre de mesures concrètes de lutte contre les biens, services ou contenus illicites en ligne (signalement du contenu, coopération des plateformes avec des « signaleurs de confiance » et traçabilité des utilisateurs professionnels) ;
  • Des mesures de transparence (notamment concernant leur algorithme) ;
  • Des garanties pour les consommateurs pouvant contester les décisions de modération de contenus des plateformes ;
  • Des mécanismes de gestion de risque et des audits indépendants sur leurs systèmes de gestion de risque).

En cas d’infraction grave ayant pour conséquences la mise en danger de la sécurité des citoyens européens, ces acteurs pourraient écoper d’une amende allant jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires. Dans les cas les plus graves, ils pourraient même être interdits d’opérer sur le marché européen.

En second lieu, le Digital Markets Act a quant à lui vocation à réguler les comportements des plateformes en instaurant un nouveau modèle de régulation qui cible les acteurs les plus exposés aux pratiques déloyales et anti-concurrentielles (tels que les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, l’intermédiation en ligne). L’approche de ce projet est particulièrement intéressante dans la mesure où il n’imposera des contraintes spécifiques qu’aux seuls acteurs les plus importants, les « Gatekeeper » (c’est à dire contrôleur d’accès), sur un modèle rappelant la règlementation bancaire et ces acteurs « systémiques ». Une plateforme pourra être qualifiée de « Gatekeeper » si trois critères cumulatifs sont présents :

(I) position économique forte, impact significatif et actif dans plusieurs pays de l’UE (CA dans l’EEE d’au moins 6,5 milliards d’euros, capitalisation boursière/valeur s’élevant à 65 milliards d’euros, proposer sa plateforme sur au moins 3 états membres de l’UE)
(II) forte position d’intermédiation (relie une large base d’utilisateurs à un grand nombre d’entreprises, c’est-à-dire plus de 45 millions d’utilisateurs finaux actifs chaque mois).
(III) position bien établie et durable sur le marché(stable dans le temps)


Les GAFAM sont donc particulièrement concernés par cette nouvelle notion et devront se soumettre dans les six mois après leur désignation en tant que « Gatekeeper » à toute une série de nouvelles obligations et interdictions ayant pour objectifs d’offrir un cadre plus équitable aux utilisateurs de ces plateformes et en particulier :

  • Limiter les conditions d’exclusivité imposées aux utilisateurs professionnels en dehors de la plateforme ;
  • permettre la désinstallation de tous les logiciels et applications préinstallés ainsi que l’installation et l’utilisation d’applications tierces ;
  • garantir aux utilisateurs professionnels une interopérabilité effective de leurs services ainsi que la portabilité des données générées par l’activité de ces utilisateurs et des utilisateurs finaux ;
  • ne pas traiter plus favorablement leurs services dans le classement des services et produits offerts sur la plateforme ;
  • empêcher les utilisateurs d’accéder aux services qu’ils ont acquis en dehors de la plateforme.

Le Digital Markets Act renforce également les capacités de contrôle des autorités européennes sur ces plateformes qui devront se soumettre à un audit de leurs services dans les six mois après leur désignation en tant que gatekeeper et notifier à la Commission tout projet de concentration impliquant une autre plateforme numérique ou tout autre service fourni dans le secteur numérique. En cas de manquement à ces dispositions, le Digital Markets Act prévoit notamment des amendes alignées sur le droit de la concurrence pouvant aller jusqu’au 10% du chiffre d’affaires annuel total de l’entreprise dans le monde et des astreintes allant jusqu’à 5 % de son chiffre d’affaires annuel mondial total. Par ailleurs, en cas d’infractions systématiques un démantèlement pourrait être envisagé.

Ces deux textes constituent une réelle avancée au niveau européen en matière de régulation des grandes plateformes. Ils sont toutefois encore actuellement en cours d’application et font l’objet d’une intense campagne de lobbying de la part des grandes plateformes.

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