Grégoire BELMONT, Avocat à la cour

Le droit de la presse est grignoté par le principe de transparence : la protection de l’honneur s’amenuise, et le for interne est progressivement soumis à l’oeil du juge.

Le principe de liberté d’expression, tel qu’inscrit à l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, consacre le principe de la libre communication des « pensées et des opinions ».
S’il a toujours été admis que le débat d’idées est libre, cette franchise ne permet pas de ronger en paroles la vie d’autrui. La réputation se perd en une seule fois, ce qui justifie qu’elle ne puisse être mise injustement en cause. De là le délit de diffamation, créé sous la Restauration en 1819 en lieu et place de la calomnie, repris à l’article 29 de la loi du 28 juillet 1881, qui consiste en : « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé » (Article 29).

Le principe posé par la loi est très ferme. Il met sur le même plan la calomnie et la médisance : toute atteinte à la réputation constitue l’infraction, sans qu’il soit besoin pour le plaignant de démontrer un mensonge. Par ailleurs, la simple insinuation, même sous forme interrogative, est assimilée à l’affirmation : sans quoi, il serait trop simple pour le diffamateur de contourner l’interdiction.

Le législateur et le juge ont toutefois créé diverses exceptions à la très ferme interdiction de dire publiquement du mal de son prochain.

En premier lieu, les propos litigieux sont justifiés si le défendeur offre la preuve de la vérité des allégations diffamatoires. Toutefois, cette exception est très contraignante pour le plaideur sur le plan procédural. Le législateur considère que celui qui dit publiquement du mal d’autrui doit avoir préconstitué la preuve de ce qu’il avance. Aussi, le défendeur est sommé d’offrir la preuve parfaite de la vérité de ses dires dans les dix jours de la citation devant le Tribunal !1 Par ailleurs, il lui est impossible de prouver la vérité des faits diffamatoires lorsqu’ils concernent la vie privée.1

Une seconde exception a été créée par la Cour de Cassation : la bonne foi de l’auteur. Les allégations ou imputations portant atteinte à l’honneur d’autrui sont justifiées si leur auteur justifie s’être exprimé dans un but légitime, sans animosité personnelle, en employant des termes pondérés, après une enquête sérieuse.

Cette exception est de plus en plus étendue sous l’influence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui n’hésite pas à décliner le principe de liberté d’expression en matière d’accusations personnelles, lorsque les propos incriminés concernent un débat d’intérêt général. En ce cas, la méthode de la CEDH est, au visa de l’article 10 de la Convention, de réaliser une pesée des intérêts en présence, la réputation blessée d’une part, le débat d’intérêt général d’autre part, afin de déterminer, par un contrôle de proportionnalité casuistique, les « limites admissibles de la liberté d’expression »2.

Le juge français en subit l’influence : lorsque les propos incriminés concernent un débat d’intérêt général3, les conditions de la bonne foi sont désormais assouplies (Crim. 21 avr. 2020, no 19- 81.172)4. La bonne foi est alors caractérisée en présence d’une « base factuelle suffisante ». Encore cette exigence de « base factuelle » est-elle parfois assez légère, comme l’ont illustré deux arrêts spectaculaires de la Cour de Cassation rendus le 11 mai 2022 (n°21-16.497, et 21-16.156).

Ces deux affaires concernaient les dénonciations publiques de deux femmes dans le contexte du mouvement #MeToo. La première accusait un tiers de harcèlement sexuel, et le jetait à la vindicte publique avec le hashtag #Balancetonporc : or, si la matérialité des faits dénoncés n’était pas niée par la victime de cette mise au pilori, leur qualification par la journaliste semblait largement excessive.
La seconde dénonçait sans preuve, sur son blog, des attouchements à l’opéra. Les prévenues ont toutes deux été relaxées des fins de la poursuite : la Cour de Cassation a procédé à une pesée des intérêts en présence, et mis en regard la légèreté de la « base factuelle » avec le fait que leurs propos « s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général consécutif à la libération de la parole des femmes ».

Ces arrêts correspondent certes à des espèces singulières, mais le raisonnement auquel ils procèdent relève d’une tendance de fond de la Cour de Cassation. Dans cette affaire très médiatisée, le juge a manqué une occasion de rappeler que la réputation n’est pas à la merci de n’importe quelle accusation : cela ne devrait pas manquer d’influencer la jurisprudence future.

Cette évolution ne manque pas de rendre sceptique : en quoi des faits non prouvés, donc potentiellement faux, peuvent-ils nourrir un débat d’intérêt général ? Ne serait-il pas juste d’appliquer aux accusations publiques le même principe que celui qui prévaut en matière judiciaire, à savoir qu’il vaut mieux prendre le risque de taire des faits coupables, que de provoquer le lynchage d’un innocent ?

Cette atténuation de la protection de la réputation n’est peut-être pas étrangère à l’évolution du débat public : les polémiques personnelles, assorties de violations du secret de la procédure pénale, tiennent de plus en plus lieu de débat d’idées.

Car le principe de liberté d’expression grignote encore la préservation de l’honneur, en atténuant le secret de l’instruction, protégé par l’article 11 du Code de Procédure Pénale. Sa protection n’est guère facilitée par la CEDH, qui procède là encore à une pesée concrète des intérêts, pour tantôt écarter 5, tantôt appliquer 6le secret de la procédure pénale : or, comment obtenir le respect d’un secret si désirable, s’il n’est pas absolu ?

La protection de la réputation d’autrui par la procédure de presse atteint d’une façon générale un degré d’inefficacité alarmant. Outre l’aléa judiciaire qui s’attache à l’acception extensive de la bonne foi, celui dont la réputation a été affligée doit se lever tôt : il lui faut saisir un juge dans les trois mois du début de la publication litigieuse, puis interrompre ce délai de prescription tous les trimestres ; il doit, dès l’acte de saisine du juge, articuler précisément les propos incriminés, en précisant leurs circonstances ; il lui faut choisir d’emblée une qualification pénale, dont il lui sera impossible de se défaire, alors qu’il est parfois difficile de distinguer la diffamation de l’injure.
Le droit de la presse est hérissé d’irrecevabilités, dans le seul but – assumé – de protéger la liberté d’expression en décourageant les plaideurs : impossible pour un simple citoyen de défendre son honneur sans saisir un spécialiste, et supporter les délais parfois très longs des tribunaux de presse.
À l’heure de l’information instantanée, à quoi bon ?

Le droit de la presse marque donc le pas sur sa fonction traditionnelle de protection des réputations privées. Toutefois, transparence oblige, il gagne du terrain dans un domaine qui lui était parfaitement étranger, celui du for interne.

Avec l’amplification de l’exception de bonne foi, l’état d’esprit de l’auteur des faits égale en importance la preuve de leur existence objective.

Par ailleurs, de plus en plus d’infractions de presse sont caractérisées par la « raison » qui guide l’auteur de la diffamation ou de l’injure : ainsi, sont spécialement punies les diffamations et les injures commises contre les personnes « à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » (article 32).

Une telle incrimination, et beaucoup d’autres – apologies de certains crimes de guerre, incitation à la haine raciale – contraignent le juge à se prononcer sur la psychologie du prévenu, afin de caractériser l’infraction.

C’est tout le paradoxe de la transparence : elle paralyse le juge lorsqu’il s’agit de protéger l’honneur d’autrui, mais le renforce sur le plan politique, en lui donnant licence de se prononcer sur les mobiles et intentions. Aussi, il est douteux que la transparence soit à terme bénéfique pour la liberté d’expression.

  1. Article 35 ↩︎
  2. CEDH 12 juill. 2016, Reichman c/ France, req. no 50147/11 : « les juridictions internes se sont contentées de caractériser les éléments constitutifs de l’infraction de
    diffamation, sans procéder à un examen des différents critères mis en oeuvre par la Cour dans sa jurisprudence pour apprécier le caractère justifié et proportionné
    de toute ingérence dans le droit à la liberté d’expression, et ce dans une matière dans laquelle la marge d’appréciation de l’État était particulièrement restreinte » ↩︎
  3. « les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement,
    notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité ». Civ. 1re, 1er mars 2017, n° 15-22.946 ↩︎
  4. « En matière de diffamation, lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin si celui-ci s’exprimait dans
    un but légitime, était dénué d’animosité personnelle, s’est appuyé sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l’expression, de rechercher
    d’abord, en application de ce même texte, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, si lesdits propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt
    général et reposent sur une base factuelle suffisante, afin, s’ils constatent que ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement ces quatre critères,
    notamment s’agissant de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence dans l’expression » (Crim. 21 avr. 2020, no 19-81.172) ↩︎
  5. CEDH, 3 octobre 2000, Du Roy et Malaurie c/France ↩︎
  6. CEDH, 17 décembre 2020, Sellami c. France, n° 61470/15 ↩︎

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