La revue de l’ACE n°160 – Interview de Jean-Baptiste LEMOYNE

Interview de Jean-Baptiste LEMOYNE, Ancien ministre, Sénateur de l’Yvonne


Quelle est selon vous la part du droit dans l’IE ?


Permettez-moi de repartir de la définition de l’intelligence économique tant le concept peut paraître vaste et donc difficile à appréhender concrètement. Henri Martre, dans son rapport fondateur en 1994, la définit comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques. Ces diverses actions sont menées légalement avec toutes les garanties de protection nécessaires à la préservation du patrimoine de l’entreprise, dans les meilleures conditions de qualité, de délais et de coûts ».

Tant les enjeux – l’information utile aux acteurs économiques – que les moyens – légaux – montrent combien le droit est prégnant dans toute démarche structurée d’intelligence économique. Pour le dire autrement, il ne saurait y avoir d’intelligence économique sans intelligence juridique !

Dans le monde que nous connaissons, marqué par une compétition accrue tant entre acteurs économique, qu’entre Etats, ou qu’entre Etats et acteurs économiques érigés en quasi-Etats de par leur puissance économique, financière ou d’influence, le droit est clairement un enjeu voire l’outil lui-même de toute protection ou de toute suggestion voire domination. Il n’est que de voir la multiplication des législations extraterritoriales dont l’impact est considérable sur les marges de manœuvre d’entité pourtant tierces à l’Etat qui les adopte.

Je me réjouis d’ailleurs que depuis quelques années l’Union européenne sorte de la naïveté. Je me souviens de mes premiers conseils des ministres du commerce de l’Union européenne, en 2017-18 au cours desquelles je passais pour le Français colbertiste de service pour défendre une législation plus ambitieuse en termes de filtrage des investissements étrangers. Depuis, cet outil a été adopté par les 27 et les pays de l’Est qui y étaient réticents y ont consenti. Au-delà, l’UE a changé de posture et n’a plus peur d’adopter des contre-mesures, de présenter une stratégie européenne de sécurité économique, le 20 juin 2023, et même d’édicter ses propres normes extraterritoriales, par exemple en termes de protection des données. Toutes ces mesures sont indispensables pour lutter à armes égales.

La part du droit dans l’IE ne se réduit pas au choc des normes juridiques au niveau internationales, il faut également prendre en compte au niveau européen les différences de transposition entre Etats qui peuvent conduire à des différentiels de compétitivité. En outre, les « normes volontaires » jouant un rôle de plus en plus important sur les paramètres d’un marché, nous devons nous doter d’une stratégie normative beaucoup plus offensive faute de quoi l’érosion de nos positions se poursuivra. Par où l’on voit que le droit, qu’il soit dur ou souple, est au cœur de la démarche d’intelligence économique.


Quel lien voyez-vous entre IE et souveraineté ?

Un lien consubstantiel ! Dès lors que la souveraineté est le fait de maîtriser et réguler les dimensions juridiques, économiques et sociales dans la sphère dont on a la charge, qu’elle soit publique, dans le cadre d’un Etat, ou bien privée, dans le cadre d’une entreprise, la démarche d’intelligence économique est au cœur de l’exercice de cette souveraineté.


C’est vrai dans une dimension défensive pour protéger cette souveraineté et cela doit encore plus le devenir dans une dimension offensive pour reconquérir des éléments de souveraineté puisque nous avons assisté ces dernières décennies au transfert hors de France de centres de décisions économiques ou politiques. C’est pourquoi, avec Marie-Noëlle LIENEMANN, nous avons souhaité intituler notre rapport « L’intelligence économique, outil de reconquête de notre souveraineté ».

D’un point de vue défensif, le premier quinquennat du Président de la République a permis de mettre en place une véritable politique publique de sécurité économique, avec une doctrine élaborée par la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), déclinée dans un décret du 20 mars 2019 relatif à la gouvernance de la politique de sécurité économique. C’est heureux compte tenu de la hausse exponentielle des risques. Ainsi, le Service pour l’information stratégique et la sécurité économique (SISSE), a documenté 694 alertes de sécurité économique en 2022, qu’il s’agisse de menaces capitalistiques ou de tentatives d’atteintes au patrimoine informationnel des entreprises. Cela représente une hausse de 45% par rapport à 2021 et un doublement par rapport à 2020 !

Si cette structuration est bienvenue, elle doit être parachevée pour intégrer de façon beaucoup plus forte un volet offensif, allant au-delà de la sécurité économique, avec un accent mis sur la veille et l’influence, notamment normative. En effet, qui maîtrise la norme maîtrise le marché. Or la position française est fragile comme en témoigne le baromètre de l’AFNOR : si nous demeurons 2ème à l’échelle européenne et 3ème à l’échelle internationale pour le nombre de comités de normalisation dont nous assurons le secrétariat, nous sommes talonnés et menacés d’être dépassés par la Chine, le Japon et le Royaume-Uni. Les entreprises et les filières doivent donc accepter de déléguer du temps-homme à ces activités tout comme l’Etat doit structurer une vraie démarche d’influence.


Au titre des recommandations vous avez envisagé la création d’un SGIE pluridisciplinaire et le
large développement d’une politique publique
de sécurité économique : voyez-vous les professionnels du droit s’engager davantage dans
cette action et la nécessité de prévoir des standards juridiques en la matière ?

Pour réussir le passage d’une politique de sécurité économique à une véritable stratégie, offensive et défensive, d’intelligence économique, il est indispensable de faire évoluer la gouvernance publique, sans déstabiliser ce qui fonctionne bien. D’où notre proposition d’instituer une Secrétariat général à l’intelligence économique (SGIE), rattaché au Premier ministre, sur le modèle du Secrétariat général aux affaires européennes (SGAE). Bien sûr Bercy joue un rôle majeur en matière de sécurité économique avec le SISSE logé au sein de la Direction générale des entreprises (DGE) mais une stratégie d’IE doit impliquer plus largement, avec un lien beaucoup plus fort avec les collectivités locales, singulièrement les conseils régionaux en charge de la compétence économique, mais également le monde de la formation et de la recherche sans oublier les partenaires sociaux.

S’agissant des professionnels du droit, je sais combien les cabinets et avocats conseils d’entreprises sont impliqués auprès de leurs clients en matière d’intelligence économique, avec la veille juridique ou les activités relatives à la conformité. Leur connaissance des législations étrangères peut également être précieuse pour les pouvoirs publics. C’est pourquoi ils ont, à mon sens, toute leur place au sein de la conférence biannuelle que j’appelle de mes vœux afin de réunir tous les acteurs de l’intelligence économique.

J’ai constaté lors des auditions une forme de défiance de certains acteurs publics vis-à-vis d’acteurs privés ou bien entre acteurs privés eux-mêmes. Il me semble que nous devons au-contraire beaucoup plus partager informations et initiatives pour que l’intelligence économique soit moins un sujet de colloques et plus un sujet de la vie quotidienne des PME et ETI. Une des premières actions que nous pourrions réussir tous ensemble est de renforcer la filière française de la conformité face aux acteurs anglo-saxons.


Enfin, plus largement, quel avenir voyez-vous pour l’IE en France ?


J’espère du fond du cœur une meilleure appropriation de l’intelligence économique par tout un chacun afin que nous soyons mieux armés pour le monde qui vient comme pour celui qui est déjà là ! C’est le sens de la mission que nous avons conduit au Sénat avec l’envie de susciter un réveil des décideurs publics et privés.

Pour cela il faut que l’IE rayonne beaucoup plus largement, au-delà du cercle des experts et praticiens. Si l’on veut que cela devienne un réflexe, une hygiène de vie suis-je tenté de dire, alors il faut par exemple généraliser son enseignement au moins en tant « qu’éveil » et mieux encore comme discipline au sein des écoles de commerce, d’ingénieurs, des facultés de droit, d’économie, de sciences… Ensuite, sur le modèle de la réserve citoyenne qui a fait ses preuves au sein des armées, je pense qu’une « réserve nationale de l’IE » pourrait être mise en place pour fédérer les citoyens qui souhaitent apporter leur pierre à l’édifice et ils sont nombreux à être passés par les sessions IHEDN ou par des formations comme l’Ecole de guerre économique.

Mais pour mettre en mouvement la société civile dans toutes ses composantes, le politique doit prendre ses responsabilités. C’est pourquoi, avec Marie-Noëlle LIENEMANN, mais aussi avec nos collègues Serge BABARY et Franck MONTAUGE, nous avons déposé une proposition de loi transpartisane pour graver dans le marbre législatif nos propositions. Le prochain combat est donc l’inscription de ce texte à l’ordre du jour du Sénat.

Enfin, pour terminer, je tiens à remercier l’ACE de m’avoir ouvert les colonnes de sa revue. Le fait que vous ayez choisi ce thème de la souveraineté montre que la prise de conscience est générale et que chacun souhaite faire progresser la réflexion et les actions !

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