La revue de l’ACE n°160 – Droit européen et souveraineté juridique

Jean-Paul HORDIES, Avocat et Président de la commission ACE Droit de l’Union Européenne


La notion de “souveraineté” est généralement associée à l’État, au sens de nation. On attribue son origine au philosophe et jurisconsulte Jean BODIN, ce qui remonte au XVIème siècle. Cette souveraineté permet à l’État d’édicter des lois ou des normes légales sur son territoire. Malgré l’élasticité des frontières qui ne cessent d’évoluer au gré des conflits armés, des scissions d’États et des déclarations d’indépendance, la souveraineté nationale d’un État constitue toujours aujourd’hui un principe intangible.


L’Union européenne, fruit de la construction européenne qui a débuté par la CECA en 1951, et qui a connu une évolution profonde pour aboutir aujourd’hui à une Union entre les États membres, sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, comme le précise le préambule du Traité sur l’Union européenne, celle-ci ne peut-être assimilée à un État fédéral, malgré des institutions européennes qui exercent les traditionnels pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.


Malgré la célèbre déclaration SCHUMAN de 1951, fondatrice des pouvoirs supranationaux de l’Union européenne, le débat sur la souveraineté de l’Union continue de façon intense, mettant aux prises souverainistes nationaux et fédéralistes européens. Les premiers considérant que les États nations ont eu tort d’abandonner des pans entiers de leur souveraineté, au profit de l’Union européenne, alors que les seconds défendent l’idée selon laquelle ces mêmes États ne vont pas assez loin dans l’intégration économique face aux grands enjeux géopolitiques et économiques mondiaux qui s’imposent aux décideurs politiques.


Existe-t-il une souveraineté juridique issue du droit européen qui serait de nature à arbitrer ce débat ? Nous sommes d’avis que la réponse doit être affirmative. En effet, il ne peut être contesté que les Communautés européennes, devenues depuis le 1er décembre 2009 l’Union européenne, ont créé une communauté de droit. C’est en effet par le droit que l’Union européenne a progressé vers un ensemble de 27 pays qui ont adhéré à différents traités européens. Le traité sur l’Union européenne (UE), le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), auxquels s’ajoute la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, forment ensemble le droit primaire de l’Union, qui constitue le socle constitutionnel européen des États membres.


Depuis le début des années 1960, par ses célèbres arrêts VAN GEND & LOOS ( 5 février 1963, 26/62) et COSTA/ENEL (15 juillet 1964, 6/64), la Cour de justice de l’Union européenne a clairement affirmé les principes selon lesquels la Communauté européenne, de l’époque, constitue une communauté de droit, qui bénéficie d’une personnalité juridique propre, et qui fonctionne sur base de règles autonomes telles que la primauté et l’effet direct. En annexe du TFUE se trouve une déclaration n°17 relative à la primauté. Celle-ci précise que « selon une jurisprudence constante de la Cour de justice, les traités et de droit adopté par l’Union sur la base des traités, priment le droit des États membres, dans les conditions définies par ladite jurisprudence ».


En vertu de l’article 19 du TUE, la Cour de justice assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités. Il est important d’observer que les États membres, réunis à Lisbonne pour adopter le TUE et le TFUE, ont réitéré les missions et la compétence de la Cour de justice, en lui confiant d’abord le mandat d’interpréter les traités et d’ensuite les appliquer.


La Cour de justice assure cette double mission avec rigueur et constance, en exerçant de cette compétence exclusive d’interprétation conforme du droit européen. Elle dit le droit en dernier ressort et elle peut être conduite à condamner à ce titre un État membre qui n’exécute pas ses obligations européennes issues des traités. Contrairement à ce croient pouvoir affirmer certains souverainistes ou eurosceptiques, la Cour de justice bénéficie d’une légitimité incontestable pour mener à bien ses missions, car cette compétence lui a été confiée par les États membres, à savoir les constituants des traités européens.


Le principe d’attribution, prévu par l’article 5 du TUE, précise que l’Union n’agit que dans les limites des compétences que les États membres lui ont attribuées, en ajoutant que toute compétence non attribuée à l’Union appartient aux États membres. On ne peut être plus clair. Par ailleurs, certains domaines particulièrement importants tels que la santé publique, l’industrie ou la culture, restent de la compétence des États membres, l’Union ne disposant dans ces matières que d’une compétence d’appui, pour soutenir, coordonner ou compléter l’action des États membres, sans pouvoir adopter de textes contraignants tels que les règlements, les directives ou les décisions des institutions européennes.


Il faut également souligner que les États membres se sont engagés à collaborer avec les institutions européennes en vue d’atteindre les objectifs des traités et achever le Marché intérieur européen. Ce principe de coopération loyale, affirmé à l’article 4 paragraphe 3 du TUE impose notamment que les États membres doivent faciliter l’accomplissement des missions de l’Union et s’abstenir de prendre des mesures susceptibles de mettre en péril les objectifs de l’Union. On doit à la vérité de dire que, malheureusement, les États membres oublient souvent cet engagement et se retrouvent devant la Commission européenne et, le cas échéant, devant la Cour de justice, pour manquement à leurs obligations issues des traités européens.


De multiples malentendus circulent, notamment dans les médias, lorsque tel État est condamné par la Cour de justice, alors que celle-ci ne fait, dans la majorité des cas, que rappeler les engagements pris par ce même État. Il faut au contraire louer et applaudir l’existence et l’intervention de la Cour, lorsqu’elle rappelle à l’ordre un État qui viole les règles de droit européen qu’il a contribué à adopter au Parlement européen et au Conseil de l’Union. Un exemple spectaculaire est l’action en référé menées en quelques semaines par la Commission européenne, contre la Pologne, afin de faire stopper l’abattage à grande échelle d’arbres tricentenaires dans l’une des dernières forêts primaires existant sur le territoire de l’Union européenne. Sur plainte d’associations de défense de l’environnement, la Cour de justice saisie en urgence par la Commission, a prononcé une injonction à l’égard de la Pologne pour faire cesser ce désastre, au nom des règles européennes protectrices de l’environnement. De tels exemples sont légion mais restent trop peu connus, à l’inverse des nombreux clichés à l’égard de l’Europe, qui ont la vie dure.


Il existe donc bien une souveraineté juridique qui permet aux citoyens et aux entreprises, les plus petites comme les moyennes et les grandes, de tirer du droit européen issus des traités, du droit dérivé adopté par les institutions et de la jurisprudence de la Cour de justice, des droits qu’ils peuvent directement invoquer à l’égard des autorités publiques si celles-ci sont défaillantes. Ces bénéficiaires sont les créanciers des droits et libertés garanties par le droit européen, là où les États membres en sont les débiteurs. C’est en effet à l’État, auteur et signataire des traités, de garantir que les citoyens et les entreprises puissent bénéficier des droits et des libertés consacrées par le droit européen, le cas échéant sous le contrôle du juge national, juge de droit commun du droit européen, car celui-ci est en première ligne pour ‘l’appliquer.


Cet édifice normatif européen a donc été voulu et adopté par la volonté des États membres. La Cour de justice est la gardienne de son bon fonctionnement et elle est appelée à collaborer avec les juges nationaux, par le biais du mécanisme des questions préjudicielles, trop peu utilisé par les juristes et avocats français. Et pourtant, le millier d’arrêts prononcés par la Cour de justice chaque année apportent la paix judiciaire à l’échelle des 27 États membres. Seul un faible pourcentages fait l’objet de pourvois, ce qui est révélateur de la qualité des décisions adoptées. Ces arrêts s’imposent à toutes les autorités publiques nationales, avec effet rétroactif car la Cour dit le droit comme il aurait dû être interprété dès son adoption.


On souligne trop peu que chaque année la Cour de justice dégage des principes, crée des droits pour les justiciables, tel que le droit à l’oubli en matière de données personnelles, conforte l’action des institutions et offre aux citoyens et aux entreprises la garantie d’une recours juridictionnel effectif, prévu par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux.
Cette réalité efface à nos yeux les querelles inutiles sur la souveraineté prétendument inexistante au niveau européen. Le droit européen offre quotidiennement des exemples qui permettent aux citoyens et aux entreprises de faire reculer l’État, lorsqu’il ne garantit pas l’accès et l’exercice des grandes libertés de circulation des personnes, des marchandises, des travailleurs, la libre prestation de services et d’établissement, et la libre concurrence. Il faut inlassablement rappeler que ces grandes libertés ont pour vocation de libéraliser le déploiement des activités économiques, de réduire les tracasseries administratives, de faciliter la circulation des personnes, des étudiants, des titulaires de professions règlementées, de permettre de s’établir sur le territoire d’autres États membres dans des conditions simplifiées. L’Union européenne a permis aux européens de bénéficier d’une monnaie commune, de programmes d’éducation européens tels qu’Erasmus, et de se rapprocher de façon à vivre en paix depuis les années 1950. Ces réalisations valent bien quelques marathons à Bruxelles, quelques divergences au Conseil européen, et quelques difficultés issues de la règle de l’unanimité dans certaines matières comme la fiscalité directe.


À l’heure où les canons retentissent aux portes de l’Union européenne, les États membres ont retrouvé une certaine unité pour faire face à ce terrible défi du retour de la guerre. Il convient de souligner que le droit européen produit, notamment dans le cadre des mesures restrictives adoptées à l’égard de pays tiers violant le droit international et les valeurs de l’Union européenne énumérées à l’article 2 du TUE (ils sont au nombre de 25 !), des effets extraterritoriaux importants qui illustrent, comme dans d’autres matières telles que la politique commerciale commune et le droit de la concurrence, le rayonnement juridique de l’Union européenne. Celle-ci est confrontée quotidiennement, face à la mondialisation, aux grands enjeux de notre époque. Comment peut-on raisonnablement soutenir que les défis stratégiques en matière climatique, dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, dans le cadre de l’économie mondiale en réseau qui impose la plus grande vigilance dans la protection des données personnelles, et dans la gestion des crises migratoires qui frappent l’Europe, les solutions pourraient être trouvées exclusivement dans un cadre national ?


Il est donc heureux que, à défaut d’une souveraineté politique à laquelle certains aspirent face à ceux qui mettent tout en œuvre pour l’empêcher, au nom d’une certaine nostalgie d’une temps révolu, le droit européen offre une souveraineté juridique avérée, importante et surtout utilisable au quotidien, au bénéfice des citoyens et des entreprises, à l’écart des égoïsmes nationaux qui prennent trop souvent la couleur du protectionnisme et du repli sur soi. Il faut espérer que les jeunes générations de juristes et d’avocats en Europe s’emparent de cette matière et s’approprient la droit européen au bénéfice de tous.

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