La revue de l’ACE n°158 – Transition écologique et transparence : Comment maintenir un équilibre entre sécurité nationale et engagement climatique ?

Par Noëlle Lenoir, Ancien membre du Conseil Constitutionnel

Jamais dans l’histoire de l’Union européenne (« UE »), un tel arsenal juridique législatif n’avait été mis en place au service d’un seul objectif : lutter contre le changement climatique. Il est quasi-impossible de citer en effet tous les textes, dont certains en cours de discussion, dont la Commission a pris l’initiative dans le prolongement du Pacte Vert pour l’Europe. Initié en décembre 2019, ce Pacte dans la ligne de l’Accord de Paris est destiné à concrétiser l’engagement de l’UE à atteindre la neutralité climatique en 2050 et à encourager la transition écologique et le basculement vers les énergies renouvelables.

Sur ce point, on ne peut qu’applaudir : d’une part, le réchauffement climatique doit être maîtrisé pour éviter des catastrophes naturelles mortifères doublées d’un phénomène massif de migration des populations des pays du Sud qui deviendrait vite impossible à canaliser par les pays occidentaux. D’autre part, la réduction des émissions de gaz à effet de serre est un formidable levier pour l’innovation dans les domaines énergétiques, biologiques, numériques, chimiques, physiques etc. sans laquelle la civilisa- tion européenne ne pourrait perdurer.

Pour autant, les priorités dégagées sont-elles toutes rationnelles ? Et les moyens utilisés pour parvenir à la neutralité carbone sont-ils tous appropriés ? Leurs conséquences ont-elles toutes été réfléchies ? Ma crainte est que l’UE fasse des erreurs d’appréciation comme elle en a fait s’agissant de la régulation du marché de l’électricité qui s’est avérée un désastre.

Faute de pouvoir énumérer tous les textes – directives, règlements, communications et autres lignes directrices – que l’UE, en proie à une inflation législative à nulle autre pareille, a adoptés ou est en passer d’adopter, deux législations récentes méritent à mon sens attention :

• Le première est le règlement de (UE) 2020/852 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables a instauré un système dit de taxonomie verte ;

• La deuxième, appelée à bouleverser les pratiques de transparence de quelque 50 000 sociétés européennes, est la directive « CSRD » adoptée à une très forte majorité par le Parlement européen en novembre dernier

Une troisième législation à regarder de très près est la directive « CSSD » sur le devoir de vigilance. Fortement inspirée de la loi française du 27 mars 2022 sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre, elle instaure, sur les versants « transparence » et « accountability/ liability», un nouveau paradigme qui va durablement impacter la place de l’Union européenne dans les échanges internationaux, et pas toujours pour le meilleur. Comme ce texte est encore à finaliser sous présidence suédoise, à partir de janvier 2023, je me garderai de le commenter ici.

1. La taxonomie verte, nouvel étalon du vice et de la vertu

Pour schématiser, la taxonomie verte consiste à identifier les activités économiques vertueuses au sens où elles contribuent à la lutte contre le changement climatique ou en tous les cas ne contribuent pas au réchauffement, pour les distinguer des activités à bannir comme le pétrole et le charbon. dans la logique du name and shame, la taxonomie veut inciter les investisseurs privés à ne plus financer que les activités « vertes » (énergies renouvelables) au détriment des autres.

Là où le bât blesse, c’est que cette approche dirigiste permet difficilement de s’adapter à des circonstances changeantes. Ainsi, à la faveur de la crise énergétique, le gaz a été remis à l’honneur tandis que les ménages dans les pays européens se voyaient attribuer une prime pour pouvoir acheter l’essence à la pompe à un prix réduit par rapport au taux de l’inflation. Autre inconvénient de la taxonomie : l’élaboration de ses normes a été déléguée par le législateur européen à la Commission qui l’a elle-même délégué à une association le European Financial Reporting Advisory Group EFRAG ») qui statue dans l’opacité dans des groupes d’experts faisant peu de place aux industries concernées.

Enfin, ce à quoi la taxonomie n’échappe pas, c’est aux divergences d’intérêts entre Etats. L’Allemagne a ainsi pris le lead d’une campagne européenne contre le nucléaire, une énergie qui n’émet pourtant pas de CO2. Cette énergie que la France va de nouveau fort heureusement privilégier est essentiel à la sécurité d’approvisionnement énergétique, sacrée en août dernier par le Conseil constitutionnel exigence constitutionnelle nécessaire à la sauvegarde des intérêts de la Nation et de son potentiel économique2.

Il est compréhensible que l’Allemagne, ayant renocé en 2011 au nucléaire, que ses gouvernements successifs aient voulu rediriger les fonds européens vers les énergies renouvelables appelées à remplacer ses multiples centrales à charbon. Mais que l’Allemagne s’attaque frontalement à la France et à son énergie nucléaire est plus étonnant. Aujourd’hui, ces attaques sont relayées sur son site Internet3 par Greenpeace qui nie avec complaisance l’importance des centrales à charbon allemandes (lignite et houille), plus d’une centaine, un nombre qui n’est pas près de diminuer à l’aune de la crise énergétique créée par les sanctions contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine4. Ayant un besoin criant du gaz pour remplacer le charbon, le gouvernent allemand a admis qu’à égalité avec le le gaz, l’énergie nucléaire soit classée dans la taxonomie comme énergie de transition, ce qui est contestable. On peut compter sur la Pologne, en passe de se doter de sa première centrale nucléaire, pour la faire évoluer !

2. La directive « CSRD »5 sur le reporting financier et extra-financier

Cette directive participe du même objectif que la taxonomie verte, i.e. permettre aux investisseurs, aux consommateurs, et de manière plus générale aux citoyens, de juger de la vertu des entreprises en matière climatique, social et de droits humains. Le but est louable. L’ampleur des exigences de transparence concernant, le groupe et ses filiales, voire pour certains aspects sa chaine de valeur, dans le monde entier, est à mes yeux contestable.

Les informations à publier sont notamment les suivantes : description du business model et de la stratégie, politiques internes, mesures prévues pour maîtriser les risques dans les domaines considérés, indicateurs, rôle des autorités de contrôles dans les pays, procédures de due diligence et leur efficacité, impacts négatifs ou potentiellement négatifs dans toute la chaine de valeur, relations d’affaires de l’entreprise avec ses fournisseurs, actions mises en œuvre pour réduire ces impacts et due diligence effectuées à cet effet, résultat de ces actions, gouvernance, système de contrôle des risques, culture, mesures et moyens de lutte anti-corruption, protection des lanceurs d’alerte et du bien-être animal, actions de lobbying et relations avec la sphère politique, pratiques de paiement… ; les syndicats étant consultés.

Là encore, on retrouve l’EFRAG qui est chargée de proposer des standards de présentation des informations à faire avaliser par la Commission européenne qui s’est vue déléguer le soin de déterminer ces standards. Le Parlement européen sera consulté au moins une fois par an. C’est en quelque sorte un plan de vigilance élargi au climatique (qui n’est pas inclus dans le champ des mesures à publier dans le plan prévu par la loi française sur le devoir de vigilance) et dont la portée est amplifié à la puissance 13 !

Jamais aucun texte, ni en Europe, ni ailleurs dans le monde, n’a astreint quiconque à une telle transparence, nécessairement sujette à contentieux comme annoncé par certaines ONG.

J’y vois pour ma part une problème du point de vue de la protection de nos intérêts économiques et stratégiques. Ces dispositions sont-elles même en accord avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui a affirmé que la transparence ne saurait contraindre les sociétés commerciales à rendre publiques des informations les obligeant à révéler leur stratégie industrielle et commerciale. Cette affirmation se retrouve dans la décision sur la loi Sapin 26 et dans celle sur le devoir de vigilance7. Elle doit être méditée alors que la captation d’informations (hacking, procédure de discovery, intelligence économique etc.) est devenue une des armes de la concurrence que se livrent les puissances politiques sur la planète.

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