La revue de l’ACE n°158 – RSE, ESG, Taxonomie : un changement de paradigme

Par Corine LEPAGE, Avocate – Ancienne ministre de l’environnement (1995-1997)

Pour beaucoup d’entre nous, et en particulier les juristes, ces sigles ne signifient pas grand-chose et paraissent bien éloignés du droit de l’environnement et du droit de la protection de la nature tel qu’il est généralement appréhendé.

Cependant, la grande transformation dans laquelle nous sommes entrés, qui n’est pas une transition et encore moins une crise interpelle l’ensemble du droit et de la société. En effet, une crise implique un retour à la situation ex ante. C’est dans ces conditions qu’on a pu parler de la crise du covid qui a pu espérons-le de manière permanente permettre un retour à une situation dite normale. Or, le dérèglement climatique et la sixième extinction des espèces qui a commencé et qui est bien engagée ne permettront jamais un retour à la situation antérieure. Il n’y a donc pas de crise. Il n’y a pas davantage de transition. En effet, le terme de transition implique de connaître le point de départ et le point d’arrivée ; or nous ne connaissons pas le point d’arrivée. Nous espérons une neutralité carbone en 2050 pour permettre ensuite une régression et des émissions négatives. Mais même si ce but était atteint, quelle serait alors la vie sur terre et quel serait l’état du vivant non humain ? Par ailleurs, le terme de transition implique d’avoir le temps de se transformer. Nous ne l’avons pas. C’est donc dans une grande transformation que nous sommes engagés qui implique des bouleversements sur tous les plans y compris bien entendu politiques et économiques.

Il n’est donc pas surprenant que l’économie et la finance se soient emparée de cette problématique dont le coût est astronomique et pour laquelle Lord Stern voici 15 ans avait chiffré l’avantage économique de la lutte active contre le dérèglement climatique par rapport aux politiques de non-intervention.

Après avoir rappelé succinctement comment ces nouveaux concepts ont émergé, on tentera brièvement d’en analyser les conséquences.

I. L’apparition de nouveaux concepts

Le concept de RSE, responsabilité sociale et environnementale des entreprises n’est pas nouveau ; il a correspondu à la montée en puissance des préoccupations environnementales dans les opinions publiques et à la poussée de la réglementation environnementale. Il a été durant de longues années dans la plupart des cas un outil de marketing et de greenwashing assez efficace. La meilleure preuve en est que c’était généralement les directions communication des entreprises qui en étaient chargées. Une action positive pour l’environnement ou les questions sociales était mise en valeur permettant ainsi de passer par pertes et profits les atteintes à l’environnement, le travail des enfants et les inégalités salariales entre hommes et femmes.

L’ESG ou critères environnementaux sociaux et de gouvernance constitue les piliers de l’analyse extra financière des entreprises et intervienne pour évaluer une gestion socialement responsable des entreprises tant à l’égard de leurs salariés que de leurs partenaires sous-traitants et clients.

Ce concept s’inscrit dans la logique de la RSE mais sous une forme financière ou plus précisément extra financière. Il est utilisé dans l’évaluation des entreprises pour guider les investissements de la part des fonds en particulier, fonds ISR (investissement socialement responsable) mais pas uniquement.

Ces outils ont acquis une importance toute particulière en raison du développement de la finance verte d’une part mais également de la priorité désormais donnée à la lutte contre le dérèglement climatique et plus récemment à la reconquête de la biodiversité.

La politique européenne articulée autour du Green deal fixe des objectifs très ambitieux en matière de lutte contre le dérèglement climatique avec un objectif de réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre en 2030 par rapport à 1990 ce qui représente globalement quatre fois l’effort qui a été fait au cours de ces dernières années. Parallèlement, des fonds considérables ont été mobilisés tant par la BCE que par les institutions communautaires pour financer les transitions écologiques et digitales : 1750 milliards d’euros… c’est alors immédiatement posé la question de savoir comment définir les investissements durables qui pourraient bénéficier de ces fonds d’où la mise en place de ce que l’on appelle la taxonomie ou Taxinomie.

Le règlement du 4 juin 2021 (2020 /852) définit six objectifs environnementaux qui peuvent être atteints par les projets envisagés :

  • l’atténuation du changement climatique
  • l’adaptation changement climatique
  • l’utilisation durable et la protection des ressources aquatiques et marines
  • la transition vers une économie circulaire
  • la prévention et le contrôle de la pollution
  • la protection et la restauration de la biodiversité des écosystèmes.

Mais il ne suffit pas à un investissement de se donner un de ces objectifs pour être durable. Encore convient-il qu’il ne nuise pas à un des cinq autres objectifs que celui qui est visé. Ce principe dit DNSH (do no significant harm) est un principe majeur qui du reste tend à envahir plus largement le droit européen.

Enfin, un troisième critère doit être satisfait : l’application des garanties minimales c’est-à-dire un alignement sur les principes directeurs de l’OCDE et des Nations unies relatives aux entreprises aux droits de l’homme. Ce critère vise le respect des droits humains la lutte contre la corruption la fiscalité et une concurrence loyale.

En dehors des activités qui entrent directement dans le champ de la Taxinomie, deux autres catégories d’activités ont été définies :

  • les activités de transition c’est-à-dire celles pour lesquelles il n’existe pas de solution de remplacement sobre en carbone réalisable sur le plan technologique et économique, lorsque celle-ci favorise la transition vers une économie neutre pour le climat compatible avec l’objectif de 2°.
  • Les activités habilitantes qui sont des activités manufacturières de produits nécessaires au développement d’activités qui, elles, sont durables.

Deux actes délégués correspondant aux deux premiers objectifs de la taxonomie ont été publié le 9 décembre 2021 et sont entrées en vigueur au 1er janvier 2022. Ce règlement délégué précise type d’activité par type d’activité les conditions dans lesquelles les critères techniques sont considérés comme réu

nis pour permettre l’alignement avec la taxonomie. Cet acte délégué a été complété par l’acte délégué sur le nucléaire et le gaz du 2 février 2022. Les quatre autres règlements délégués correspondant aux quatre critères environnementaux suivants devraient sortir avant la fin de l’année.

Parallèlement à ces textes de nature économique, un certain nombre de textes de nature financière sont venus assurer une cohérence entre le règlement taxonomie et l’activité financière. Un premier règlement du 27 novembre 2019 (2019/2088) Disclosure concerne la publication d’informations matière de durabilité dans le secteur financier ; le même jour un second règlement dit Benchmark (2019/2089) concerne les indices de référence pour la transition climatique de l’union, de l’accord de Paris la publication d’informations en matière de durabilité pour les indices de référence.

Le règlement SFRD du 10 mars 2021 fixe des règles applicables au secteur financier ; il est remplacé cependant par la directive CSRD du 21 juin 2022 qui est en très largement le champ des entreprises concernées côté non cotées, afin de publier une dé- claration de performances extras financières et de préparer un reporter de durabilité selon des normes que l’EFRAG est en train de finaliser.

Ainsi, l’information financière donnée tant par les investisseurs, banques et assurances que par les entreprises elles-mêmes répondent désormais à des obligations comptables rigoureuses ; ainsi, pour les entreprises financières un reporting allégé d’indicateurs spécifiques est prévu pour 2222 et 2023 mais un reporting complet est exigé à partir de 2024 sur l’exercice 2023. Il s’agit d’accroître la transparence en matière de durabilité tant au niveau des acteurs financiers que des produits en faisant entrer en particulier la transparence sur les risques dans les processus d’investissement et sur les incidences négatives en matière de durabilité.

II. Quelles sont les conséquences de ces transformations ?

L’objectif est assez clair. Il s’agit de transformer aussi rapidement que possible le système économique et financier pour permettre d’atteindre les objectifs des accords de Paris. On soulignera qu’à l’objectif climatique très clairement affiché, l’objectif « biodiversité » vient prendre une part de plus en plus considérable. En effet, non seulement la destruction du vivant entraîne des conséquences en cascade et une perte massive des services écosystémiques mais encore les puits de carbone que constituent les forêts, les sols, les mangroves, les zones humides doivent être à tout prix sauvegardés et renforcés. C’est la raison pour laquelle un projet de règlement communautaire actuellement en discussion et présenté en juillet 2022 donne un nouvel objectif de protection de 30 % des zones naturelles d’ici 2030 et des objectifs milieu par milieu qui bien évidemment se retrouveront dans l’application des règles de la taxonomie.

Ces transformations profondes ont des incidences à la fois sur le plan du fonctionnement des entreprises et sur le plan de la responsabilité des entreprises et des organismes financiers.

Les nouvelles obligations comptables qui concernent les entreprises de plus de 250 salariés vont naturellement avoir des incidences en cascade de même que l’alignement avec les règles de la taxonomie va être un déclencheur d’obtention de subventions publiques et à terme d’obtention de financement privé. L’évaluation des impacts en termes de climat et de biodiversité des investissements et plus généralement des activités devient un sujet central pour les entreprises de telle sorte que les questions de RSE et d’ESG ne sont plus des sujets accessoires mais bien des options stratégiques traitées au plus haut niveau des entreprises . Et ce n’est pas un hasard si la lutte contre l’éco blanchiment ou greenwashing est un thème central des textes communautaires comme de toutes les communications des organismes internationaux traitant du sujet. Cette priorité n’est pas seulement destinée à intégrer l’entreprise dans la durabilité mais également à lui éviter la prise de risque lié à des investissements et/ou des activités exposées à des pertes lourdes en raison de la dépendance aux fossiles ou de l’exposition à des risques climatiques majeurs. Par ailleurs, le sujet de l’adaptation au dérèglement climatique, une des six thématiques de la taxonomie, prend également de l’ampleur à mesure que les effets du dérèglement climatique se font sentir. Au total, le sujet du climat et à terme celui de la biodiversité vont devenir des sujets vitaux, comme l’est aujourd’hui l’énergie, pour de très nombreuses entreprises.

Si l’attitude de l’entreprise et des investisseurs évolue, c’est aussi en raison de leur exposition à des risques de mise en cause de leur responsabilité.

Le lien entre le devoir de vigilance et les obligations climatiques des entreprises s’impose de plus en plus dans le paysage juridique. Dans le cadre de ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui la justice climatique, la responsabilité des entreprises particulièrement émettrices de gaz à effet de serre comme les entreprises pétrolières est aujourd’hui engagée dans de nombreuses procédures dans le monde. Elle peut l’être au niveau des engagements pris par l’entreprise dans le cadre des accords de Paris s’ils sont jugés insuffisants ; elle peut l’être également à l’occasion d’un investissement particulier considéré comme climaticide. Des actions très médiatiques concernent aujourd’hui la société Total en France sur ces deux volets.

Mais, la responsabilité d’entreprises considérées comme historiquement la cause du dérèglement climatique peut également être engagée. Un rapport, le rapport Hedde a évalué la part de responsabilité des plus grands pollueurs dans le monde. Ainsi, en Allemagne, une entreprise énergétique a été assignée par un paysan sud-américain, privé du fait du changement climatique de son champ ; le juge allemand a admis la recevabilité de l’action.

Le contentieux climatique, qui avait trouvé son origine dans les actions en carence et en responsabilité contre les Etats (affaires urgenda à aux Pays-Bas, Grande-Synthe en France, arrêt de la cour de Karlsruhe contre la loi climatique allemande par exemple) se développe-t-il très activement aujourd’hui contre le monde économique et probablement demain contre le monde financier.

Ainsi, les bases du changement sont posées. Mais chacun sait qu’il y a un temps de latence considérable entre l’édiction d’un texte et son application réelle et que des circonstances extérieures – comme la guerre en Ukraine et la crise énergétique qui s’en suit sont de nature à retarder la prise de décision et les changements indispensables. Il n’en demeure pas moins qu’au moins l’échelle de l’Europe – mais c’est également vrai à l’échelle des États-Unis avec le plan Biden et peut-être demain à celle du Brésil avec l’arrêt de la déforestation massive de l’Amazonie – une véritable révolution juridique financière et comptable est en marche.

Dans la course de vitesse qui s’est engagée, qui devrait nous conduire à inverser la courbe des émissions de gaz à effet de serre en 2025 pour réduire de 45 % par rapport à 1990 nos émissions d’ici 2030, nous sommes mal partis d’autant plus que l’ensemble de la planète et en particulier la Chine et l’Inde sont loin d’avoir engagé les changements nécessaires. Mais il ne faut jamais oublier que sur le plan historique, ce sont nos pays qui sont à l’origine de la situation actuelle (notre pays comptant pour 12 %, bien loin des 0,9 % actuels). C’est donc à nous de faire les efforts et d’essayer d’entraîner le reste du monde en dégageant des moyens financiers permettant aux pays du Sud un développement décarbonné.

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