La revue de l’ACE n°158 – Les animaux ont-ils des droits ?

Par Paul SUGY, Journaliste au Figaro, Auteur de « L’extinction de l’homme. Le projet fou des antispécistes », Taillandier, 2021

Nos amies les bêtes sont devenues l’objet d’une pré- occupation politique de premier ordre : il faudrait n’avoir pas levé la tête d’un épineux dossier de droit fiscal depuis dix ans, pour être passé à côté.

Sans faire l’affront au lecteur de supposer que tel puisse être son cas, soulignons l’extraordinaire rapi- dité avec laquelle la « cause animale » s’est impo- sée dans le débat public. Il y a un demi-siècle tout juste naissait pour de bon l’idée d’un mouvement de « libération animale »1, calqué sur le modèle des suffragettes ou du mouvement américain des droits civiques. Certes le végétarisme ne date pas d’hier et chaque époque en compte d’illustres, souvent des libres penseurs hostiles à la religion de leur temps – les uns refusant de sacrifier aux dieux des animaux vivants, les autres contestant le dogme chrétien de l’homme comme seule créature à l’image de Dieu… Mais en dehors de ces quelques précurseurs margi- naux, de Pythagore à Gandhi en passant par Voltaire, la révolution au nom des animaux et de leurs droits est bel et bien contemporaine. En quelques années, elle a traversé l’ensemble des pays développés, et engendre aujourd’hui une nébuleuse de partis, d’as- sociations, de lobbies et de groupuscules activistes qui se réclament de cette lutte : l’animalisme est au- jourd’hui un phénomène de société à part entière. Cela n’a pas même échappé aux scénaristes de la bande dessinée « Lucky Luke », dont le dernier opus2 confronte le pauvre cow-boy solitaire à une espèce d’Hugo Clément du far-west : à Veggietown, on ne lynche plus les tricheurs avec du goudron et des plumes (par respect pour les volatiles !), mais des feuilles d’arbre ; et même les jeunes comanches saccagent les arcs et les flèches de leurs aînés pour empêcher la tribu indienne d’aller chasser le bison…

On peut en rire, bien sûr – avouons-le, on ne s’en est pas privé. Ou s’en désoler d’ailleurs : l’inflation ga- lope, l’insécurité explose, le service public déraille, mais l’on débat du sexe des entrecôtes grillées : rien n’a changé depuis le siège de Constantinople. Et malgré ses expressions les plus extrêmes, la cause animale demeure un fait majeur dans l’évolution des mentalités : la maltraitance animale est moins que jamais tolérée (il n’y a qu’à voir l’indignation massive que soulève chaque fait divers odieux de cruauté en- vers des animaux), les dérives de certains élevages industriels sont exposées à la vindicte populaire, et plus personne n’envisage de se présenter à une élec- tion politique sans redire sa tendresse à l’égard de nos compagnons à quatre pattes – photo Instagram à l’appui.

Sans doute, en réalité, sous-estime-t-on toujours la profonde radicalité de la thèse antispéciste, qui pos- tule une égale considération envers les intérêts des animaux qu’envers les nôtres (et donc la fin du « spé- cisme », cette « discrimination entre espèces » qui re- vient à traiter différemment les humains et les autres animaux). D’abord parce qu’elle est mal connue, et surtout parce qu’elle n’est presque jamais invoquée, sauf dans quelques cercles confidentiels, pour discu- ter des grands débats de société que la cause animale soulève : fin de la chasse à courre, de la corrida, de l’industrie de la fourrure, des balades à dos de po- ney dans les jardins du Luxembourg ou même de la dératisation dans les grandes villes. Le très fort caractère émotionnel de ces sujets pousse plutôt les amis des animaux à recourir à l’image et à l’empa- thie, davantage qu’à un discours théorique. Celui-ci existe pourtant, et pour peu que l’on s’y intéresse, il ne constitue rien moins qu’une révolution morale aux conséquences vertigineuses. Nous nous sommes essayés à en esquisser les contours et à tenter une réfutation sommaire de ses conclusions3. Nous tâ- cherons seulement, dans les lignes qui suivent, de souligner à quel point l’antispécisme bouleverse nos repères moraux et fait voler en éclat les fondements éthiques de notre civilisation – au prix d’apories grossières. Que le lecteur nous pardonne d’avance les raccourcis et simplifications que nous nous ap- prêtons à commettre : la philosophie éthique regorge de sophistications casuistiques dont le détail serait fastidieux, et pratiquement inutile – du moins pour percevoir l’essentiel de ce qui se joue là.

En un mot, l’antispécisme est la thèse qui tient toute différence de traitement fondée sur le critère de l’es- pèce pour une discrimination arbitraire, et qui pos- tule que la plupart de nos lois juridiques et morales sont précisément fondées sur cette discrimination spéciste. En clair, si nous protégeons les droits de l’homme, que nous apprivoisons les chiens et que nous mangeons les vaches, c’est parce que nous dis- criminons les vaches par rapport aux chiens et les chiens par rapport aux hommes. L’antispécisme dé- fend à l’inverse une éthique animale, qui attribue des droits à chaque espèces en fonction de ses intérêts. Tous les animaux sont dès lors considérés comme des sujets de droit, et en particulier, les animaux « sentients » (donc capables de souffrir) ont un droit à ne pas souffrir et à ne pas être tués, au seul motif que la souffrance ou la mort est contraire à leurs in-

3. L’Extinction de l’homme : le projet fou des antispécistes, aux éditions Tallandier. 4. Voir Zoopolis, de Sue Donaldson et Will Kymlicka chez Alma Editeur.
5. Introduction aux principes de la morale et de la législation.

térêts. Il en découle tout un tas d’obligations pour l’homme : d’une part bien sûr, la défense absolue de chasser ou de manger des animaux, voire de les ex- ploiter sous quelque forme que ce soit ; mais aussi celle de « faire société » avec les animaux selon leurs intérêts à eux. Certains vont même jusqu’à proposer d’élargir la citoyenneté à non nombre d’espèces ani- males4.

Une première observation est que ce projet est évi- demment impossible. Quand bien même l’homme s’interdirait de faire souffrir volontairement les animaux, que faire de tous ceux qu’il tue ou qu’il blesse accidentellement et sans même le vouloir ? Chez le philosophe Peter Singer, pour peu qu’une vie animale ne soit pas diminuée par l’âge ou par le handicap, celle-ci vaut la pleine valeur d’une vie, au même titre que n’importe quelle autre vie. Prendre sa voiture au risque de heurter une coccinelle sur son pare-brise revient donc, au plan moral, à peu près au même que de faire rouler un train sans s’assurer au préalable qu’une voiture ne traverse pas le pas- sage à niveau. Aymeric Caron, pour les mêmes rai- sons, a recommandé dans une vidéo devenue virale de ne plus écraser les moustiques. Et que faire en outre de la souffrance animale qui n’est pas causée par l’homme, mais qu’en tant que seuls êtres doués de morale (et donc du pouvoir de faire régner la loi dans l’univers), nous pourrions empêcher ? L’astro- physicien Thomas Lepeltier n’hésite pas à soutenir, par exemple, qu’il est de notre devoir d’empêcher le lion de manger la gazelle. En somme, l’antispéciste impose donc à l’homme un fardeau moral insoute- nable, une éthique hors de notre portée. N’est-ce pas contraire à l’idée même de morale ? Un devoir irréa- lisable a-t-il encore une valeur contraignante ? « Si j’ordonnais à un général de se changer en oiseau de mer, et si le général n’obéissait pas, ce ne serait pas la faute du général, ce serait ma faute » confie le roi, dans sa sagesse, au Petit Prince…

Venons-en à présent au fond du raisonnement. Pour l’antispécisme, le parti-pris de nos sociétés des droits de l’homme est arbitraire, et en un sens égoïste : l’homme s’est construit un monde dans lequel il est le maître, puis s’est inventé des dieux ou des textes de loi pour assurer cette prééminence. Tous les argu- ments justifiant a posteriori cette préférence pour les nôtres, à l’exclusion donc des autres animaux, serait hors-sujet : l’éthique animale voit en ce sens Ben- tham comme un visionnaire, qui écrivait dès 1789 : « Les Français ont déjà réalisé que la peau foncée n’est pas une raison pour abandonner sans recours un être humain aux caprices d’un persécuteur. Peut- être finira-t-on un jour par s’apercevoir que le nombre de jambes, la pilosité de la peau ou l’extrémité de l’os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner une créature sensible au même sort. Quoi d’autre devrait tracer la ligne de démarcation ? Serait-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la fa- culté du langage ? […] La question n’est pas : peuvent- ils raisonner ? Ni : peuvent-ils parler ? Mais bien : peuvent-ils souffrir ? »5 Il faut voir ici la mauvaise foi avec laquelle la pensée antispéciste caricature la civi- lisation humaine. Est-ce parce que l’homme est seu- lement plus intelligent ou plus nu que les autres ani- maux qu’il prétend avoir des droits exclusifs ? C’est adopter ici une approche ouvertement matérialiste de l’anthropologie, ramenant l’homme à n’être qu’un animal un peu plus ceci, un peu moins cela, mais enfin un animal tout de même. Or quelle qu’ait été la façon dont les grandes figures de la pensée chré- tienne, humaniste ou moderne aient plaidé la cause de l’homme, chaque fois ceux-ci reconnaissent et ex- plorent en lui une part spirituelle qui échappe à l’em- pire des corps. C’est donc au nom de cette dimen- sion supérieure de la vie humaine (celle-là même qui fait de l’homme le seul animal doué d’un sens moral) que nous vivons dans un monde où la morale comme le droit différencient nos obligations à l’égard de nos semblables de celles à l’égard des autres animaux. Le parti-pris antispéciste, qui consiste à réanimali- ser l’homme, et à ne plus fonder l’éthique que sur la seule prise en compte des intérêts de chaque espèce animale, n’est pas plus solidement étayé que la thèse « humaniste ». Et parce que ses conséquences signi- fient peu ou prou de faire la guerre à la civilisation des hommes, au profit d’une nouvelle ère « zoopo- litique », ce manque de légitimité le fragilise. L’antispécisme n’est rien d’autre qu’un choix nihiliste et radical. Il nous renvoie à l’éternel dilemme d’Albert Camus : « tout croire ou tout nier ».

Enfin il est singulier de voir à que chefs de file de l’an- tisépécisme insistent sur le caractère universitaire, ou scientifique, de leurs raisonnements éthiques. Comme d’autres causes militantes en vogue dans l’avant-garde intellectuelle de l’époque, l’animalisme a donné naissance à des « animal studies », des cé- nacles universitaires dans lesquels étudiants et pro- fesseurs, tous militants, donnent ensemble à leur combat politique le socle doctrinal qui vient étayer les principes au nom desquels ils militent. Ici la science se confond avec l’opinion, l’une et l’autre se construisent réciproquement et simultanément. En conséquence, l’auteur de ces lignes s’est vu opposer, lors d’un vif débat avec un militant antispéciste, cet argument : « la probabilité épistémologique de votre thèse est inférieure à la mienne », ce qui signifie une fois la phrase débarrassée de sa cuistrerie sémantique, que pour un antispéciste il suffit qu’une majorité de philosophes éthiciens soient convaincus par l’antispécisme pour garantir du bienfondé de cette théorie. Comme s’il suffisait, face à une incertitude morale, qu’un nombre suffisant d’érudits penche pour une option afin que celle-ci soit tenue pour vraie. On mesure d’emblée le danger. D’autant qu’en effet, l’antispécisme a beau rester peu connu encore du grand public, il jouit de relais influents et nombreux dans les milieux universitaires.

En définitive, décréter que les animaux ont des droits revient à acquiescer à une cause politique qui produit elle-même le savoir qui la légitime. Surtout, ce n’est pas une simple lutte : les antispécistes parlent eux-mêmes de leur « conversion », et le cortège de rites et de contraintes auxquels ils s’astreignent (le véganisme est un mode de vie intégral, et exigeant) crée une orthopraxie qui confine à l’ascèse. On dit que le curé d’Ars aurait un jour mis en garde : « laissez les paroisses sans prêtres, on y adorera les bêtes ». Nous y sommes.

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