La revue de l’ACE n°158 – Le brevet unitaire et la juridiction unifiée du brevet

Changement historique pour le brevet européen : après 50 ans d’existence, il se pare d’un effet unitaire et disposera d’une juridiction spécialisée

Par Alexandre JACQUET, Avocat (Cabinet BENECH), Président de la Commission Propriété Intellectuelle de l’ACE et co-responsable de la Commission Brevet et Secrets des Affaires du Barreau de Paris

Par Hélène CORRET, Conseil en propriété industrielle et mandataire agréée auprès de l’Office européen des Brevets (Cabinet BENECH) et Co-Présidente de la commission JUB de l’AIPPI

Le droit de la propriété intellectuelle va connaitre dans quelques mois un moment qu’on l’on peut d’ores et déjà qualifier, sans emphase, d’historique. En effet, au mois de juin 20231, nous devrions être les témoins de :

  • l’instauration d’un brevet européen « à effet unitaire » ou autrement dénommé « brevet unitaire » (BU), offrant aux déposants une protection uniforme de leur invention sur le territoire de 17 pays de l’UE2;
  • la mise en place d’une juridiction internationale, la « juridiction unifiée du brevet » (JUB), dont le siège de la division centrale est à Paris, et qui aura une compétence exclusive pour juger de la plupart des actions intéressant le brevet unitaire et, à terme, l’ensemble des brevets européens.

Fin d’un paradoxe – Cette avancée majeure vient résoudre un des paradoxes du droit des brevets.
Alors que ce droit a été pionnier en matière d’internationalisation de la protection des inventions, et qu’il draine des enjeux économiques qui sont considérables, il ne connaissait pas jusqu’alors, et contrairement à d’autres droits de propriété intellectuelle4, de système continental unitaire de protection, c’est- à-dire produisant les mêmes effets sur tout le territoire de l’Union Européenne.

En effet, le brevet européen actuel permet uniquement de disposer d’une procédure d’examen et de délivrance commune aux états contractants de la CBE (dont les membres ne se résument d’ailleurs pas à la seule Union Européenne) devant l’Office européen des brevets (OEB).

Mais une fois le brevet délivré par l’OEB, celui-ci doit encore faire l’objet d’une validation dans chacun des pays dans lesquels le titulaire souhaite obtenir une protection, ces procédures répondant à des exigences propres à chaque office national (notamment en termes de traductions).

Aboutissement d’un processus historique – La mise en place d’un système de protection communautaire (i.e. unitaire) des brevets est pourtant régulièrement discutée depuis les années 605.

Il existait en effet un réel besoin de renforcer le système actuel des brevets européens en offrant une alternative plus simple et plus économique.

Le traitement national des brevets délivrés par l’OEB, et des contentieux en contrefaçon en résultant, implique en effet dans certains cas :

  • des coûts importants pour le titulaire pour bénéficier d’une protection élargie en Europe, du fait :
    • de la multiplicité des procédures de validation nationales nécessaires pour obtenir une protection dans les pays choisis, plus ou moins couteuses en fonction des exigences de traduction des états concernés ;
    • des taxes de maintien en vigueur du brevet (annuités), dues dans chacun de ces pays.
  • des efforts conséquents pour poursuivre le contre- facteur, sévissant dans plusieurs pays, devant chaque juridiction nationale avec un risque non négligeable de contrariété de décisions.

En 1997, la Commission européenne rappelait ainsi qu’une législation communautaire, cohérente et efficace dans le domaine des brevets « a toujours été perçue comme un élément essentiel en vue de favoriser la compétitivité des entreprises dans l’Union européenne ».

Mais un consensus sur la mise en place d’un système de brevet communautaire ne pouvait être trouvé au sein de l’UE, certains états (tels que l’Espagne et l’Italie) étant farouchement opposés à ce système, notamment pour des raisons linguistiques.

Le recours à une coopération renforcée en la matière, autorisé par une décision du Conseil de l’UE du 10 mars 2011, fut ici décisif.

Suite à cette décision du Conseil, furent adoptés en 2012 et en 20138 deux règlements et un accord, devant donc entrer en vigueur au 1er juin 2023, qui organisent le système du brevet unitaire et de la juridiction unifiée du brevet (le « système BU/JUB »), dont les principales caractéristiques sont développées ci-après.

1. Principales caractéristiques du brevet unitaire

L’OEB, seul office compétent – Le brevet unitaire est avant tout un brevet européen qui dispose, et c’est cela qui le différencie du brevet européen classique, d’un effet unitaire.

L’ensemble des brevets européens (avec ou sans effet unitaire) seront gérés, examinés et délivrés par l’Office européen des brevets qui tiendra un registre de la protection unitaire (sur lequel il sera possible de consulter le statut du titre, les éventuelles inscriptions…) parallèlement à celui qu’elle tient déjà pour les brevets européens.

Le brevet unitaire, une protection uniforme dans 17 pays de l’UE – L’effet unitaire résultera d’un choix du titulaire à l’issue de la procédure de délivrance de la demande de brevet devant l’OEB9. Concrètement, le titulaire d’un brevet européen pourra ainsi :

  • choisir de rester, pour tous les états contractants de la CBE, dans le système classique des validations nationales;
  • ou :
    • d’une part, demander l’effet unitaire pour obtenir un brevet unitaire qui lui conférera alors une protection uniforme de son invention dans l’ensemble des pays du système BU/JUB et qui sont, à date, les 17 pays suivants10:
    • et, d’autre part, réaliser des validations nationales pour les états contractants de la CBE qui ne font pas partie du système BU/JUB (notamment les états non-membres de l‘UE).

Des coûts réduits par rapport au système de validation du brevet européen – Le brevet unitaire est conçu pour réduire les coûts résultant des frais de validation et des annuités et simplifier les démarches. Ainsi, aucune taxe relative à l’effet unitaire ne sera due à l’OEB et les annuités du brevet unitaire, à régler directement devant l’office européen, devraient correspondre aux annuités requises pour 4 Etats11.

2. Principales caractéristiques de la juridiction unifiée du brevet

La JUB, la juridiction du brevet européen – Le brevet européen disposera désormais de sa propre juridiction, transnationale, la Juridiction unifiée du brevet (JUB), qui aura une compétence exclusive pour l’ensemble du contentieux en contrefaçon et en validité des brevets européens.

Cependant, pendant une période transitoire :

  • les juridictions nationales restent compétentes pour les brevet européens sans effet unitaire ;
  • les titulaires de ces brevets peuvent de surcroît, pendant cette même période, écarter expressément la compétence de la JUB au profit des juridictions nationales grâce à la procédure dite de l’« opt out ».

Les contentieux contractuels et relatifs au droit au titre des brevets européens échapperont néanmoins à la compétence exclusive de la JUB au profit des juridictions nationales.

Composition et compétence de la JUB – La JUB sera composée d’un greffe et d’un tribunal de première instance structuré comme suit :

  • une division centrale dont le siège est à Paris, avec une section à Munich, étant précisé que la seconde section, prévue à l’origine à Londres, n’a pas encore été réattribuée ;
  • des divisions locales/régionales, qui seront créées à l’initiative des états du système BU/JUB13.

Compétente pour les contentieux en contrefaçon et en validité des brevets européens (avec les réserves précitées), la répartition de ces affaires entre les différentes divisions de la JUB interviendra schématiquement comme suit :

  • les actions en contrefaçon seront à porter devant les divisions locales du lieu de la contrefaçon ou du domicile du défendeur ;
  • les actions en nullité seront à porter devant la section de la division centrale (qui à la différence des divisons locale comportera un juge technique) compétente dans le domaine technique du brevet concerné14;
  • dans le cas de demandes reconventionnelles en nullité dans le cadre d’une action en contre- façon, la division locale aura le choix de garder l’entier litige (contrefaçon + validité), en sollici- tant le support d’un juge technique, de surseoir à statuer dans l’attente de la décision de la division centrale sur la validité du brevet en jeu ou de ren- voyer l’ensemble du contentieux à cette dernière.

Les appels des décisions du tribunal de première instance seront traités par une cour d’appel situé à Luxembourg.

Procédure devant la JUB – La procédure devant la JUB sera régie par l’Accord AJUB du 19 février 2013 et par le règlement de procédure de la JUB adopté le 8 juillet 202215.

Sans prétendre naturellement à l’exhaustivité, (le règlement de procédure, très complet, contient tout de même 144 pages), il convient de retenir que :

  • la procédure devant la JUB sera essentiellement écrite avec un principe de concentration des moyens16 ;
  • la procédure se veut rapide, avec l’objectif de tenir une audience de plaidoiries environ un an après l’assignation, avec des délais intermédiaires de mise en état encadrés et sanctionnés ;
  • la langue de la procédure sera déterminée selon différents critères (division compétente, langue du brevet, accord des parties …)17;
  • le titulaire pourra requérir des mesures probatoires (de type saisie-contrefaçon) et solliciter des mesures provisoires pour faire cesser la contrefaçon sur l’ensemble des territoires des Etats membres du système BU/JUB visoire) ;
  • des frais de procédure seront dus à la juridiction selon un barème des taxes préétablis ainsi qu’un système de frais variables déterminés en fonction de la valeur du litige ;
  • le débat sur l’indemnisation du titulaire (dommages et intérêts) pourra intervenir en même temps que la décision sur le fond ou alternativement à l’issue d’une procédure distincte de celle relative à la matérialité de la contrefaçon ;
  • la JUB sera compétente pour allouer une indemnisation pour les faits de contrefaçon commis sur l’ensemble des états membres du système BU/JUB ;
  • seuls les avocats autorisés à exercer devant une juridiction d’un Etat membre du système BU/JUB et les mandataires en brevets européens pourront représenter les parties devant la JUB ;
  • les décisions et ordonnances de la Juridiction seront directement exécutoires dans les Etats membres du système BU/JUB à compter de la date de leur signification.

Conclusions – Le brevet unitaire, attendu par les milieux industriels et les praticiens depuis des décennies, va donc être une réalité dans les prochains mois. Sa mise en place génère peu d’incertitudes car il est basé sur le système expérimenté du brevet européen , et sur l’OEB, office internationalement réputé pour la qualité de son examen et de sa gestion.

Il devrait en outre assez rapidement trouver un public, notamment auprès de certaines industries soucieuses d’obtenir une protection élargie de leurs inventions en Europe, à un budget dorénavant plus réduit.

L’effet unitaire devrait être choisi au cas par cas, invention par invention, en fonction de la stratégie industrielle et commerciale propre à chaque titulaire de droits.

L’instauration d’une juridiction internationale dédiée au contentieux des brevets européens est un élément autrement plus important puisque la JUB est amenée à révolutionner la pratique de ce contentieux en permettant notamment aux titulaires de droits de s’opposer simultanément aux faits de contrefaçon commis sur plusieurs territoires de l’UE mais en prenant le risque d’une annulation globale.

Mais surtout, la JUB va être déterminante pour le futur même du système du brevet européen. Cette juridiction étant en effet amenée, à l’issue de la période transitoire, à disposer d’une compétence exclusive pour l’ensemble des brevets européens (disposant ou non d’un effet unitaire), son fonctionnement et sa jurisprudence seront ainsi susceptibles d’attirer, ou au contraire de détourner, les titulaires de droits du système du brevet européen.

Les premières décisions de la JUB, dont le comité administratif vient de rendre publique la liste des juges , seront donc scrutées par les entreprises et les praticiens pour apprécier pleinement l’intérêt du système, étant supposé qu’elles devraient être (du moins dans un premier temps) plutôt en faveur des titulaires de droit.

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