Par Loïc LE FLOCH PRIGENT, Ingénieur, dirigeant d’entreprises (ex PDG de GDF, Elf Aquitaine, SNCF)
La production d’énergie a toujours été au cœur des activités humaines, la force humaine avec des instruments multiples, la force animale, et enfin les machines. Les derniers siècles ont connu des transformations inimaginables avec du matériel de plus en plus sophistiqué, mais le principe reste le même, les collectivités recherchent une énergie abondante, bon marché et souveraine. Chaque fois qu’une partie de l’humanité veut échapper à cette règle, elle se marginalise et finit par disparaitre. La politique publique, c’est-à-dire l’action de l’Etat ou d’une assemblée d’Etats est de garantir pour la population la satisfaction de cette exigence fondamentale.
La première mécanisation ou industrialisation est venue de l’utilisation du charbon, augmentée des années plus tard par le pétrole, puis le gaz . La découverte des capacités de l’électricité est venue bouleverser le paysage de l’énergie, des centrales électriques ont été installées dans le monde entier et des réseaux de transport électrique ont rempli l’espace pour servir les lieux d’utilisation. Ces initiatives ont été, dans un premier temps, privées, mais comme beaucoup d’infrastructures à vocation de service universel c’est l’Etat qui est venu organiser et assurer la maintenance pour satisfaire ses électeurs. Dans tous les pays du monde les grandes infrastructures énergétiques finissent donc avec un contrôle collectif étatique même si des acteurs privés imprègnent partout aussi à la fois la production, le transport et la distribution d’énergie ou de produits énergétiques.
L’équilibre actuel des sources d’énergie est constitué par le recours aux énergies fossiles, charbon, pétrole et gaz, avec des alternatives régionales ou nationales dans l’utilisation de l’eau (hydraulique ), de la réaction nucléaire, du vent, du soleil, de la géothermie, et des déchets organiques. Mais la grande majorité de l’énergie indispensable au fonctionnement de l’humanité tout entière provient aujourd’hui des sources fossiles, de l’ordre de 80 % qui ont permis l’explosion démographique avec un recul néanmoins de la faim dans le monde. Ce sont, bien évidemment les pays « souverains » qui ont connu le développement le plus important, ceux qui n’ont pas la maitrise de leurs sources d’énergie se trouvant en pénurie permanente ou potentielle.
Les personnels compétents pour faire marcher cette usine humaine sont répartis dans les sociétés privées, mais les Etats ont pris la main sur la politique collective indispensable pour obtenir une répartition harmonieuse conduisant autant que faire se peut à une pacification et une optimisation du bien commun. Se définit donc ainsi une politique publique de l’énergie avec une régulation orchestrée par les Etats prenant des formes différentes selon les traditions, les besoins, les habitudes, on peut dire même les philosophies, mais en ayant en perspective une recherche permanente de l’efficacité.
Après avoir fondé un esprit européen à partir de l’acier et du charbon, l’Union qui a succédé aux premiers traités n’a jamais réussi à réaliser une Europe de l’énergie, des contradictions de tous ordres dans la politique menée dans chaque Etat n’ont pas permis de convergence et seule la nécessité d’inter-connexion électrique a permis de réunir quelques entreprises pour parler investissements. A coté d’une France qui possédait des sociétés monopolistiques puissantes comme EDF, Gaz de France et Elf-Aquitaine, l’Allemagne fédérale avait des sociétés « privées « qui recouvraient des Landers. Les politiques ont cherché néanmoins à affirmer une politique commune, mais celle-ci n’a pas résisté longtemps, chacun des pays revendiquant son fonctionnement original. Mais, à partir des années 1995 la volonté de casser les monopoles et de satisfaire les consommateurs grâce à la concurrence a permis de mettre à bas l’édifice électrique et gazier de la France, EDF a été cassé en plusieurs morceaux et Gaz de France a été absorbé par Suez pour devenir Engie. La théorie, soutenue, hélas, par les élites françaises, était que l’établissement d’un marché de l’électricité allait permettre d’avoir une baisse des tarifs favorable au consommateur ! C’est tout le contraire qui s’est passé conduisant au drame actuel où une partie importante de notre appareil productif vacille avec des prix décuplés et des risques de pénurie exprimés conduisant à une exigence de « sobriété « demandée par les pouvoirs publics à tous les consommateurs particuliers comme entreprises.
Que s’est-il passé pour que l’on en arrive là, d’une position exportatrice d’électricité, d’un luxe de stockages gaziers, souterrains ou Ballons de Gaz Liquéfié, réserves de produits pétroliers dans de nombreux dépôts avec une société leader mondial garantissant une production du même ordre que la consommation du pays !
Sous la pression de l’écologisme politique, l’anti-nucléaire et l’anti-industrie, sous la pression des libéraux dogmatiques obsédés par la concurrence salvatrice, sous la pression de fonctionnaires jaloux de la bonne santé de nos monopoles énergétiques, on a cassé les outils de la prospérité, de la souveraineté et, encore pire, de l’abondance et des couts acceptables. Après avoir investi dans un parc nucléaire qui fournissait une électricité à bas prix et dans une société pétrolière rescapée des chocs pétroliers, la France, dans son ensemble, a oublié le principe directeur concernant l’énergie, abondante, bon marché et souveraine, prenant pour acquis le fonctionnement du moment. A partir de 1997 toutes les décisions prises par l’Etat ont été contraires aux intérêts du pays, anti nucléaires d’abord avec l’arrêt cette année là de Super Phénix, réacteur à neutrons rapides qui préparait le futur, l’utilisation de l’uranium appauvri ou des déchets des centrales existantes nous permettant de fonctionner plusieurs centaines d’années avec ce que nous sortions des parcs existants, arrêt de la construction de nouvelles centrales faisant perdre année après année la compétence des acteurs, affaiblissement des programmes de maintenance de toutes les centrales existantes, même hydrauliques, fermetures de raffineries de pétrole, lancement de programmes désordonnés éolien et solaire sans construction d’une industrie des matériels au préalable…Tout ceci pour arriver en 2012 à un programme Présidentiel satisfaisant une minorité politique avec l’annonce de la fermeture de plusieurs centrales nucléaires et la première, symbolique, Fessenheim, considérée comme la plus sure et en meilleur état tout en étant à cheval entre l’Allemagne et la Suisse. Le deuxième programme neutrons rapides qui avait échappé à la vigilance des écologistes est fermé en 2019 actant que l’on ne veut plus préparer en France l’avenir nucléaire mais que l’on va, peut-être, dans la nécessité, prolonger quelques centrales avec un programme de maintenance hésitant et coupable .
Deux évènements majeurs étaient arrivés, le tsunami de Fukushima en 2011 avec l’annonce du retrait progressif mais définitif de l’Allemagne de la production d’électricité nucléaire et, en 2016, en France le premier Programme Pluriannuel de l’Energie ou PPE consacrant la baisse de l’apport nucléaire à l’électricité de 75 à 50% . Ainsi était actée dans les deux pays les plus importants de l’Europe la fin de la recherche de l’énergie abondante, bon marché et souveraine, et donc ainsi annoncé le drame qui allait arriver quelques années plus tard. Car le poids de l’idéologie écologiste politique nous a fait oublier l’importance vitale pour nos pays de rester compétitifs et souverains. L’Allemagne annonçait qu’elle manifesterait son indépendance et sa prospérité grâce aux éoliennes et au solaire, en oubliant que ces deux sources sont intermittentes et ne peuvent satisfaire les consommateurs que si des centrales pilotables les « doublent » le gaz et le charbon pour 75% du temps ! petite amnésie ! Tandis que la France, piquée par l’exemple allemand n’arrêtait pas de pleurer sur son « retard » dans la construction de parcs d’éoliennes et de panneaux solaires à cause des « riverains » attaquant les nuisances de ces installations, les riverains se considéraient aussi comme des écologistes défenseurs de la nature, mais le totalitarisme vert était en marche, ces riverains étaient rapidement excommuniés. La vérité c’est que l’électricité véhicule des électrons qui doivent être consommés dès qu’ils sont produits, ils ne se stockent pas et les réseaux doivent être équilibrés à chaque seconde entre une offre et une demande, l’intermittence solaire ou éolienne ne peut être qu’un appoint, la priorité est bien entendu de posséder le maximum d’énergie pilotable et donc nucléaire, hydraulique ou fossile ! La folie des arguments touchant le changement climatique et demandant un gestion rigoureuse des gaz à effet de serre (en particulier le CO2) a fait le reste, c’est-à-dire qu’il fallait occulter que faire de l’énergie nouvelle, c’était demander au gaz ou au charbon de venir ou de revenir . D’ailleurs un des arguments allemands en faveur de l’arrêt du nucléaire était la construction des gazoducs venant de Russie et traversant la Baltique, Nord Stream 1 et 2, et atterrant en Allemagne. L’abondance venait donc de Russie, le bon marché aussi, et la plupart des composants éoliens et solaires venait de Chine, la souveraineté c’était donc la Russie et la Chine…on pouvait rêver mieux !
On sait ce qu’il est advenu des rapports entre la Russie et l’Europe, mais ce qui est grave aujourd’hui c’est que le discours européen ne semble avoir rien compris du désordre opéré par les directives et autres décisions prises depuis plus de vingt ans . Le pétrole est abondant et vient de la plupart des pays du globe, le gaz c’est plus difficile, il faut une géographie régionale ou la liquéfaction avec les terminaux du pays d’importation, le charbon est également abondant et connait un renouveau, le nucléaire et l’hydraulique sont les deux valeurs sures qui satisfont les critères de pollution et d’absence d’émissions de gaz à effet de serre. Par ailleurs le marché de l’électricité construit artificiellement par des idéologues hors sol a montré sa perversité puisque, un moment, les prix ont été multipliés par 100 par rapport aux couts ! La suppression des outils de raffinage sur notre sol européen n’a pas, non plus, été une gage de recherche de souveraineté ! C’est l’ensemble de la politique nationale de l’énergie qui a failli, comme toute la politique européenne. On peut continuer à travestir la vérité, la cacher, on peut continuer à chercher la réforme d’un système injustifiable, mais cela ne pourra marcher que si l’on met les cartes sur la table, si l’on accepte d’observer la réalité. Le rafistolage d’un système incompréhensible et inefficace qui aboutit peut-être à la disparition d’une bonne moitié de l’appareil productif européen ne peut pas satisfaire les consommateurs appelés par ailleurs à préférer les véhicules électriques et les pompes à chaleur tandis que l’on lui annonce des pénuries et des rationnements …d’énergie électrique. Que les Etats se réveillent, il est encore temps.