Par Dominique Dedieu, associée de 3Dtic avocats
et Maria Lancri, associée de SQUAIR,
coprésidentes de la commission éthique, compliance et RSE de l’ACE
Contre toute attente, l’Autorité de la Concurrence (AdlC) est revenue en 2021 sur l’intérêt des programmes de conformité au droit de la concurrence qu’elle avait dénié en 2017.
Pourtant, en 2012, L’Autorité de la Concurrence s’était montrée précurseur en reconnaissant l’importance des programmes de conformité au droit de la concurrence mis en place par les entreprises dans toutes leurs dimensions. Ainsi, non seulement elle émettait alors un document-cadre pour soutenir les programmes de conformité dans les entreprises1 et les aider à leur implémentation, mais encore et peut-être surtout, consi- dérait-elle dès lors que la mise en place de tel programme pouvait permettre une réduction de la sanction encourue jusqu’à 10% de son quantum.
Par un communiqué lapidaire du 17 octobre 20172, l’Autorité annonçait qu’elle « estime désormais que l’élaboration et la mise en œuvre de programmes de conformité ont vocation à s’insérer dans la gestion courante des entreprises, tout particulièrement lorsque celles-ci sont de taille conséquente » et renonçait dès lors à toute atténuation des sanctions.
Si l’Autorité revient en 2021 sur l’intérêt de tels pro- grammes de conformité pour des raisons ignorées des praticiens, elle ne leur accorde malheureusement aucun effet sur l’atténuation des peines dans son nouveau Document-cadre publié le 24 mai 20223.
Pourtant, nombreuses furent les réponses à la consultation publique, lancée par l’Autorité sur son projet de document-cadre à l’automne 2021, à appeler cette atténuation des sanctions de leurs vœux. Les praticiens habitués à élaborer ces porgrammes en connaissent en effet toutes les difficultés mais aussi toutes les vertus parmi lesquelles celles de perrmettre à l’Autorité de mesurer l’enjeu que prend la conformité au droit de la concurrence pour la société ayant fait l’effort d’élaborer son programme.
Telle est l’une des idées fortes développées par la réponse à la consultation faite par les directrices de la commission éthique, compliance et RSE en assocaition avec des membres de l’AFJE.
L’histoire montre que les entreprises ne doivent pas désespérer de voir leur programme considéré à sa juste valeur.
Recommandations de l’ACE et de l’AFJE sur le projet de document-cadre de l’Autorité de la concurrence sur les programmes de conformité
L’Association des Avocats Conseils d’Entreprises (ACE) et l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE) se réjouissent que l’Autorité de la concurrence (AdlC) ait décidé de publier un projet de Document-cadre sur les programmes de conformité aux règles de concurrence. Il est en effet nécessaire pour les entreprises d’avoir un texte de référence de l’autorité de concurrence française, comme il en existe dans de nombreuses autres juridictions, quant à la mise en place de programmes efficaces au sein de leur organisation.
L’ACE et l’AFJE soulignent à cet égard les efforts louables déjà entrepris par l’AdlC en matière de pédagogie pour diffuser une culture de concurrence (notamment le guide à destination des ETI et PME sur le site de l’AdlC ou les encarts « Conformité » désormais insérés dans les Communiqués de diffusion des décisions de l’AdlC, qui concourent à une meilleure compréhension des règles souvent complexes auxquelles sont soumises les entreprises.
S’il faut saluer l’initiative de l’AdlC, certaines modifications et compléments nous semblent devoir être apportés au projet, afin de renforcer sa portée et atteindre l’objectif d’inciter les entreprises à se doter de tels programmes et d’aligner les standards français sur ceux des autorités de concurrence les plus avancées sur cette question, comme ceci est reflété dans le rapport publié récemment par l’OCDE en la matière.
1. Les incitations comme catalyseur de mise en place de programmes de conformité concurrence efficaces
L’absence de circonstances atténuantes, de « rémunération », ou même plus simplement de prise en considération de la mise en place d’un programme de conformité n’incite pas les entreprises à « investir » pour créer un programme sur-mesure efficace, la mise en place d’un tel dispositif étant souvent perçue comme onéreuse, notamment dans les PME/ETI, pourtant soumises aux mêmes règles que les grandes entreprises.
La publication de ce document-cadre peut être l’occasion de hisser la France au niveau des meilleures pratiques en matière d’élaboration et de prise en considération de programmes de conformité concurrence.
Le rapport récemment publié par l’OCDE4 souligne l’augmentation exponentielle depuis 2011 du nombre d’Etats octroyant une forme de rémunération pour les programmes de conformité concurrence (Austra- lie, Brésil, Canada, Chili, Hong Kong, Chine, Hongrie, Inde, Italie, Japon, Espagne, Royaume-Uni, Etats-Unis, etc.). Ainsi, l’Allemagne, restée jusqu’à présent sur la même ligne que celle de la France, a modifié sa législation en 2021 pour rejoindre le « club » des pays qui incitent véritablement les entreprises à mettre en œuvre de tels programmes. Devant l’accroissement du risque d’amendes en ap- plication du nouveau Communiqué Sanctions, ainsi que le déplafonnement des sanctions pour les entreprises-membres d’associations professionnelles en application de la transposition de la Directive ECN+, valoriser les efforts de mise en conformité des entreprises est indispensable.
Bien entendu, de telles incitations ne devraient être accordées que sous réserve de la démonstration de l’existence d’un programme de compliance effectivement mis en œuvre, à l’instar de ce qui est pratiqué dans tous les Etats qui encouragent la mise en place de tels programmes, ce qui permettrait de mesurer la portée de ces recommandations.
Des réserves pourraient également être émises concernant l’entreprise récidiviste.
2. L’articulation avec les autres dispositifs préventifs déjà mis en place au sein des entreprises
L’AdlC souligne dans son projet de document-cadre que la conception du programme de conformité est bien un projet « sur mesure » qui doit faire l’objet d’une veille régulière. A cette fin, l’Autorité indique les piliers dont devrait disposer un programme de conformité, à savoir (i) l’engagement public de l’entreprise, (ii) les relais et experts internes, (iii) l’in- formation, formation et sensibilisation, (iv) les mécanismes de contrôle et d’alerte, (v) le dispositif de suivi.
Il nous semblerait utile que le document-cadre formule des indications quant à l’articulation du programme de conformité concurrence avec les autres dispositifs préventifs mis en place dans les entreprises, soumises à de nombreuses obligations – ou incitations – de mise en place de programmes de conformité (anticorruption, blanchiment, protection des données personnelles, sanctions internationales, conflits d’intérêts…) sous le contrôle de régulateurs. L’asymétrie perçue entre la profusion des textes fournis par certains régulateurs en matière de pro- grammes de compliance, comparée à la teneur du projet de document-cadre de l’AdlC, risque de don- ner le sentiment que le respect du droit de la concurrence occuperait une moindre place dans l’arsenal de mesures de compliance des entreprises, ce qui ne correspond pas à la réalité des risques en matière d’application du droit de la concurrence encourus par les entreprises, y compris les PME/ETI.
Les entreprises doivent pouvoir articuler et combiner les points-clés du programme de conformité au droit de la concurrence avec celles mises en place pour d’autres programmes (anticorruption, anti-blanchi- ment…). Ainsi, il serait utile que le document-cadre prenne en compte les évolutions attendues de la transposition de la Directive Lanceurs d’alertes, qui devra nécessairement être au cœur du dispositif de prévention et détection des infractions aux règles de concurrence.
Afin d’aider les entreprises à construire un pro- gramme efficace selon les critères et attentes de l’AdlC, les piliers susmentionnés mériteraient d’être plus homogènes et de suivre ceux que les autres autorités préconisent (tant par leur intitulé que par leur structure).
Ces piliers devraient être développés et explicités dans un document complémentaire sans force contraignante (par exemple, sous la forme de lignes directrices, templates ou tout autre document explicatif). A noter que de nombreuses autorités de concurrence mettent à disposition des entreprises des questionnaires afin que celles-ci puissent s’auto-évaluer selon des critères ex post. Un tel auto-diagnostic ne nous parait pas en contradiction avec la nécessité de mise en place d’un programme « sur mesure ». D’autres publient et mettent à jour régulièrement des lignes directrices et des outils à disposition des entreprises afin de leur permettre de déployer efficacement de tels programmes (cf le rapport de l’OCDE précité).
3. L’importance de l’établissement d’une cartographie ou analyse de risques
Tout dispositif préventif repose en premier lieu sur l’établissement d’une cartographie des risques, ou à tout le moins sur l’analyse des risques de non-conformité qui en constitue la pierre angulaire.
Une évaluation rigoureuse des éventuels risques qui pèsent sur une entreprise permet à cette dernière d’élaborer les stratégies de conformité grâce aux-quelles elle peut accroitre l’efficacité de ses dispositifs de maitrise des risques. Or, ne pas le mentionner dans le document-cadre laisserait entendre aux entreprises qu’elles pourraient faire l’économie d’une telle analyse, ce qui priverait le programme de sa pertinence et, partant, de son efficacité.
La référence explicite à la cartographie des risques, et des développements pédagogiques sur la manière idoine d’élaborer une cartographie des risques de concurrence, serait d’autant plus louable qu’elle ren- forcerait l’importance de la notion de « cartographie sur mesure ». A défaut, nombre d’entre elles risquent de ne pas trouver dans ce document des recommandations suffisantes pour élaborer un programme efficace et ancrer ce dernier dans la réalité des opérations et des risques de concurrence auxquels elles sont exposées. Plusieurs autorités, notamment l’autorité espagnole, se sont engagées dans cette voie.
4. La distinction à faire entre les mesures de contrôle et les mesures d’alerte
L’AdlC a choisi de regrouper sous un même titre les mesures de contrôle et les mesures d’alerte.
Les premières reposent sur les mécanismes de contrôle internes et se rapprochent donc davantage du dispositif de suivi (voir II.B.5. du projet du do- cument-cadre), tandis que les secondes se fondent sur un mécanisme de signalement soit par des membres de l’entité, soit dans certains cas par des parties prenantes externes. Ces mesures doivent être distinguées pour pouvoir s’articuler avec celles des autres programmes de conformité (ex : ligne d’alerte commune). A ce sujet, il serait utile que le document-cadre tienne compte de la réglementation applicable en matière de lanceurs d’alerte, et en par- ticulier de la transposition en cours de la Directive 2019/1937.
5. L’absence de lien direct entre programme de confor- mité et procédure de clémence
L’AdlC affirme que le programme de conformité concurrence favoriserait la détection et le signale- ment des infractions pour bénéficier de la procédure de clémence. Le programme de conformité étant tou- tefois par sa nature même un outil préventif, il nous semble nécessaire de distinguer les deux domaines. L’esprit même de la conformité réside dans la prévention et la mise en place d’actions préventives précisément pour éviter ou remédier très en amont aux situations de non-conformité potentielles susceptibles de constituer ultérieurement d’éventuelles infractions. Il ne nous parait pas pertinent de présenter la procédure de clémence comme seule alternative aux défauts susceptibles d’être constatés dans la mise en œuvre du programme. Les dispositifs préventifs ne peuvent avoir pour seul objectif de constituer un outil de détection pour l’AdlC, sauf à décourager les entreprises d’envisager la mise en place d’un tel dispositif.
En outre, l’existence d’un programme de conformité concurrence n’ouvre pas forcément la voie à la pro- cédure de clémence (par exemple, en cas d’ententes verticales, ou si les conditions exigeantes posées pour obtenir le statut de demandeur de clémence ne sont pas satisfaites). Si le document-cadre doit en ef- fet prévoir l’articulation du dispositif préventif qu’il préconise avec la procédure de clémence et égale- ment celle de transaction, il ne doit pas créer pour autant un lien quasi-mécanique.
6. L’introduction d’un legal privilege pour les avis de conformité
Les juristes d’entreprises sont aujourd’hui appelés en France à promouvoir l’introduction dans leur organisation de dispositifs préventifs, dont la mise en œuvre (à travers l’analyse des risques, les consultations écrites, les avis émis etc.) pourrait ensuite être utilisée à charge contre l’entreprise. Ils sont les ga- rants du droit et de l’intérêt général. La démarche vertueuse que doit être l’élaboration du programme de conformité concurrence s’assimile alors parfois à une auto-incrimination : quoi de plus antinomique et contre-incitatif ?
Comme indiqué précédemment, il convient de distinguer la prévention et la détection. Le programme de conformité concurrence est un programme conçu par et pour l’entreprise, et non pas un outil au service de la détection d’infractions pour faciliter la tâche de l’Autorité. La reconnaissance du statut d’avocat en entreprise ou à tout le moins l’octroi d’un « le- gal privilege à la française » – ainsi que la garantie de la confidentialité des avis émis par les avocats en application du droit européen – serait une incitation puissante pour que les acteurs du droit recourent plus largement à la mise en place de programmes de conformité concurrence, et donc au respect de bonnes pratiques en la matière.
Le projet de document-cadre rappelle d’ailleurs le rôle essentiel des avocats pour la mise en place de ces programmes. Il pourrait être précisé que ce rôle est intimement lié notamment à l’application de leurs règles déontologiques, dont le respect du secret professionnel et de la confidentialité. On rappellera à cet égard que les juristes d’entreprise adhérents de l’AFJE sont soumis à un code de déontologie et qu’ils exercent en toute indépendance fonctionnelle à l’égard de leur employeur.
7. L’articulation entre autorités françaises
Pour que les entreprises puissent combiner leurs différents programmes de conformité pour leur permettre une meilleure efficacité et efficience, les autorités de tutelle (y compris, l’AdlC) doivent assurer une convergence de leurs exigences, tant au regard des mesures préventives préconisées que pour leurs mesures de contrôle.
La mise en place de ce document-cadre offre l’opportunité à l’AdlC de se coordonner sur ce thème avec ses homologues, d’autant que de nombreuses autorités ont déjà une longue pratique en matière de conformité et peuvent en ce sens être d’excellentes sources d’inspiration (AMF, ACPR, CNIL, AFA etc.).