La conformité, pour résister à la corruption – Revue ACE n°157

La conformité,
pour résister à la corruption

Face à la corruption et parfois à la faiblesse de l’État dans les affaires sensibles, les associations anti-corruption incarnent une vigilance citoyenne. Elles luttent pour l’éthique dans la vie publique, pour la transparence, contre les crimes économiques. Elles s’attaquent aux flux financiers illicites dans un espace mondialisé. Elles se mobilisent pour que les entreprises assument leur responsabilité sociale et environnementale.

Par Eric ALT
Magistrat, vice-président de l’association Anticor Co-auteur, avec Elise Van Beneden, de « Résister à la corruption » (Gallimard, collection Tracts, 2022)

Ces associations sont aussi des laboratoires du droit. Ce sont des instances critiques de la démocratie. Par leur créativité juridique, elles investissent des contentieux stratégiques qui alimentent leur plai- doyer politique. Elles exposent les lacunes et insuffisances du droit, luttent pour l’effectivité des droits fondamentaux tant au plan local que dans une perspective globale. Elles se révèlent ainsi comme des instruments de transformation sociale.

Anticor fait partie, avec Sherpa et Transparency International, des associations agréées en matière de lutte contre la corruption. L’association dispose ainsi un pouvoir d’agir en justice contre les atteintes à la probité. Cependant, Anticor, qui aura 20 ans en 2022, est aussi une association de plaidoyer, dont l’objet est de donner aux citoyens les armes juridiques pour résister à la corruption. Elle contribue aussi à approfondir la réflexion sur les questions de probité publique : elle a constitué un comité scientifique et organise chaque année une université en partenariat avec le monde académique. Toujours, elle mène un combat culturel.

La conformité anti-corruption a évidemment sa place dans cette réflexion. En Italie, des différences importantes ont été relevées dans les coûts de plusieurs grands projets d’investissement à Milan avant et après les enquêtes anti-corruption du début des années 1990. En 1991, le coût de construction du métro s’élevait à l’équivalent de 227 millions de dollars par kilomètre. En 1995, après l’opération « mains propres » le coût n’était plus que de 97 millions. Pour une liaison ferroviaire, les coûts sont passés de 54 millions de dollars au kilomètre à 26 millions dans la même période. L’estimation du coût du nouvel aérogare de Milan était de 3,2 milliards de dollars, avant d’être réduite à 1,3 milliards. L’étude milanaise met en évidence des économies de l’ordre de 35 à 40% réalisées dans les dépenses d’infrastructure. Une étude macroéconomique plus récente commandée par le Parlement européen évalue le coût de la corruption à 120 milliards d’euros par an pour la France et à 990 milliards pour l’Union européenne.

Des nouvelles garanties pour les droits de l’homme

Dans ce contexte, la conformité gagne en importance. C’est une fonction stratégique pour l’entreprise. Elle comprend la prévention de la corruption, mais aussi la lutte contre la fraude, la lutte contre le blanchiment, la vigilance des sociétés mères du fait de leurs sous-traitants et de leurs filiales, la responsabilité sociale et environnementale, la protection des données personnelles, la prévention des conflits d’intérêts. En réalité, ces règles nombreuses traduisent une évolution plus fondamentale : ce ne sont plus seulement les Etats qui sont responsables de la garantie des droits de l’homme, mais aussi les entreprises.

En France, la Commission nationale consultative des droits de l’homme est en charge du suivi et de l’évaluation du plan national d’action pour la mise en œuvre des principes directeurs des Nations-Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Par ailleurs toujours dans le cadre des Nations unies, plusieurs gouvernements, emmenés à l’origine par l’Équateur, agissent pour obtenir un traité véritablement contraignant pour protéger les droits de l’homme des abus des entreprises. Plus de 250 organisations se sont regroupées pour soutenir ces efforts, au sein de « l’Alliance pour un traité », créée en 2013.

Un enjeu de souveraineté

La conformité représente aussi un enjeu de souveraineté. Car le droit est une arme économique. La commission parlementaire sur les décisions de l’État en matière industrielle a ainsi relevé qu’en 2016, trois grandes entreprises françaises (Technip, Total et Als- tom) figuraient parmi les dix entreprises ayant subi les plus lourdes pénalités financières aux États-Unis. En tout, les entreprises françaises avaient payé 1,7 milliards de dollars cette même année, du fait de l’application extra-territoriale du droit nord-américain.

Les États-Unis se présentent comme le fer de lance de la lutte contre la corruption pour avoir adopté dès 1977 la convention sur la corruption d’agents publics étrangers. Mais une grande majorité des 43 dossiers traités entre 1977 et 2015 concernent des sociétés étrangères, et peu d’entreprises américaines ont été inquiétées. Le Royaume-Uni se présente comme le nouveau chevalier blanc, pour avoir adopté le Bribery Act en 2010, mais cette loi ne lui confère pas de compétence pour poursuivre les personnes morales constituées en sociétés dans les dépendances de la Couronne…

En France, la loi du 9 décembre 2016 impose aux sociétés d’au moins 500 salariés et dont le chiffre d’affaires consolidé est supérieur à 100 millions d’euros de prendre des mesures destinées à prévenir et détecter la corruption, en France ou à l’étranger. L’Agence française anticorruption est en charge d’élaborer des recommandations pour prévenir et détecter la corruption. Elle contrôle la qualité et l’efficacité des me- sures mises en œuvre et peut sanctionner les manquements. La conformité anti-corruption fait partie des réponses françaises à la guerre économique.

C’est globalement une bonne loi, sous réserve d’une application limitée de la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) qui permet de sanctionner des entreprises fautives sans déclaration de culpabilité et sans inscription d’une peine au casier judiciaire.

Sans doute la CJIP a-t-elle facilité les négociations dans l’affaire Airbus, où l’amende devait être répartie entre la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Dans ce cadre, Google a payé 500 millions d’euros et McDonald’s plus d’un milliard d’euros. Mais ce sont des situations rares. En réalité, cette procédure, introduite au prétexte d’efficacité pourrait à terme ne plus être dissuasive. Sans risque de peine, l’aléa de la sanction pourrait être simplement provisionné comme d’autres risques. Plus encore : dans certains cas, la condamnation de la personne morale est un écran qui occulte la bienveillance pour les personnes physiques, qui sont pourtant responsables des décisions. L’exemple d’Alstom est emblématique à cet égard. La société a été sanctionnée d’une amende de 772 millions de dollars dans le cadre d’un dispositif comparable à la Convention d’intérêt public. Cependant, mis à part un cadre qui avait joué un rôle mineur, aucun dirigeant n’a été inquiété, ni en France, ni aux États-Unis. Le risque est donc la créa- tion d’un droit pénal distinct, dérogatoire pour les grandes entreprises.

Un enjeu européen

Les sanctions les plus lourdes contre des entreprises européennes corruptrices l’ont été par les États- Unis. Pour mettre un terme à cette situation, un dispositif anti corruption doit être adopté sur le plan européen. Une directive devrait imposer aux États membres de se conformer aux principes et recommandations dégagés par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en matière de lutte contre la corruption, notamment sur le fondement de la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, signée dans le cadre de cette organisation en 1997. Cette directive devrait en particulier imposer aux États membres d’incriminer les faits de corruption active ou passive commis en dehors de leur territoire, s’ils présentent un lien de rattachement avec l’Europe. Elle devrait enfin imposer aux États membres de soumettre les entreprises de taille significative à des obligations de prévention et de détection de la corruption.

Enfin, la compétence du parquet européen devrait être étendue aux actes de corruption internationale. Pour Mireille Delmas-Marty : « Un parquet européen indépendant, à la fois légitime au regard de l’Etat de droit (contrôle judiciaire amélioré) et efficace face à la mondialisation (pouvoirs renforcés) pourrait non seulement consolider l’Etat de droit européen, mais harmoniser la justice des Etats membres sans l’uniformiser. »

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