Quelle ambition pour la compliance en droit de la concurrence ? – Revue ACE n°157

Par Jean-Christophe RODA
Agrégé des Facultés de droit
Professeur à l’Université Jean Moulin – Lyon 3

1. – Le 24 mai 2022, l’Autorité de la concurrence a publié son nouveau « document-cadre » sur les programmes de conformité aux règles de concurrence, dix ans après avoir déjà élaboré un dispositif similaire. Le document de 2012 sur avait été retiré à la suite de l’introduction de la procédure de transaction en droit français, ce qui montrait bien la manière dont la compliance est perçue par les autorités de concurrence : une sorte d’instrument de gestion des risques, permettant éventuellement de corriger le tir, lorsqu’une infraction survient et que le comportement de l’entreprise est plutôt coopératif. On ne reviendra pas sur sa genèse, ni sur la façon un peu étrange de procéder par vraie-fausse proposition : les choses ont été déjà très bien décryptées et analysées par Marie-Anne frison-Roche, il y a quelques semaines. Le caractère un peu déceptif du nouveau document a également été souligné. Comparé à d’autres documents de soft law, largement plus précis et détaillés, on constate que la culture de compliance ne se déploie pas encore pleinement.

2. – Au vrai, la question de la compliance a toujours été envisagée sous un angle réducteur par les auto- rités de concurrence. C’est le cas aux Etats-Unis, depuis l’origine, où la présence d’un programme de compliance, est surtout perçu comme un outil de gestion et de prévention des risques pour les entreprises. Les autorités françaises adoptent une vision similaire. La question récurrente, concernant le point de savoir si la présence d’un programme de compliance devait ou non permettre une réduction d’amende, a souvent conduit les opérateurs et les régulateurs à adopter une vision comptable de la compliance. Il faut dire que, selon les branches du droit, la compliance est parfois pratiquée de manière quasi-arithmétique, lorsqu’elle permet de soustraire des points au score de culpabilité des entreprises. A lire entre les lignes, et même si l’objectif de diffuser la culture de concurrence au sein des groupes est régulièrement mis en avant, l’impression est parfois donnée que, ce qui intéresse le plus les autorités de marché, c’est le déplacement des coûts de régulation. En incitant les entreprises à la « self policy », les coûts de surveillance du marché sont en quelque sorte transférés de l’Etat vers les entreprises.

3. – Cette approche manque considérablement d’ambition. Dans cette vision américaine de la compliance, mais qui s’est largement répandue en Europe, l’objectif est de se conformer à la loi (« to comply »). L’idée de conformité à la française n’est pas éloignée : trouver des moyens pour que les entreprises, par elles-mêmes, ne se retrouvent plus en situation de violer la règle. Mais quid des objectifs plus larges ? Des buts, non plus à court-terme, mais des buts plus généraux, à plus long termes ? Ceux- ci sont souvent absents de la logique de cette compliance par le petit bout de la lorgnette. Aux Etats- Unis, la dimension éthique est d’ailleurs distinguée souvent de la compliance. Les compliance programs servent à se conformer à la loi. L’éthique est du ressort des Ethics Programs, même si les deux sont en réalité souvent envisagés ensemble. Il n’en demeure pas moins que cette distinction est révélatrice de la manière anglo-américaine de penser la compliance.

4. – Le nouveau document-cadre du 24 mai 2022 évolue-t-il sur ce plan ? Sur l’essentiel, le nouveau dispositif n’est pas d’une très grande originalité. Il est toujours question de « programmes » destinés à mieux détecter les infractions ou à en empêcher la survenance. Les grandes lignes de l’efficacité d’un programme de compliance sont connues depuis longtemps et, pourtant, les innovations sont peu nombreuses, sur un strict plan technique. En revanche, on observe une évolution notable (et bienvenue) dans la manière dont la compliance se conçoit, dans une approche plus téléologique. Désormais, les objectifs affichés dépassent le « simple » respect des règles de concurrence (et la diffusion de la culture de concurrence). Le document, d’emblée, présente les buts de la manière suivante : « L’objectif de la confor- mité consiste, pour une entreprise, à défendre des valeurs et encourager des comportements vertueux pour pleinement respecter les règles, notamment de concurrence. C’est une démarche éthique qui favorise un fonctionnement concurrentiel libre et non faussé de l’économie et permet pour les entreprises une gestion optimisée des risques, qu’ils soient financiers ou réputationnels ». Plusieurs termes retiennent l’attention : valeurs, vertueux, éthique. Ceux-ci laissent entendre que la compliance n’est plus nécessairement vue sous un angle technique, mais qu’elle pourrait être quelque chose de plus ambitieux que cela, conduisant les opérateurs économiques à penser le droit de la concurrence comme un moyen d’atteindre des objectifs plus nobles que le simple bon fonctionnement du marché : l’éthique du marché, l’équité concurrentielle, voire, pourquoi pas, des valeurs qui pourraient s’opposer à une certaine idée contemporaine du marché (le Document-cadre ne fait-il pas un lien presque subliminal avec d’autres préoccupations majeures, lorsqu’il évoque la responsabilité sociétale et l’environnement ?).

5. – Même si la suite du Document-cadre insiste davantage sur le « le processus interne » de prévention et de détection, cette définition large et ambitieuse de la compliance est particulièrement intéressante. Derrière cette formulation, on voit poindre l’idée des fameux « buts monumentaux » de la compliance, pensés comme un tout, et qui dépassent la seule technique du droit antitrust. Autrement dit, au-delà de l’efficacité et de l’enforcement à tout prix, le droit français de la concurrence pourrait désormais faire une place à une compliance plus axée vers la liberté et la poursuite d’objectifs dépassant le simple « bien-être » d’un consommateur désincarné. Lorsque le communiqué vise, au-delà du « fonctionnement concurrentiel », « la croissance » et finalement, « le bien-être de la collectivité », cette dernière notion pourrait bien constituer un changement d’orienta- tion bienvenue. Car, en ciblant la collectivité (dans son entièreté), et non plus le seul consommateur ou les opérateurs, l’on s’inscrit dans une démarche réso- lument plus proche de celle des « buts monumentaux », tels que définis par Marie-Anne Frison-Roche, et aptes à protéger des valeurs pouvant réunir tous les êtres humains contre les risques systémiques prove- nant des dérives d’opérateurs puissants.

6. – Mais ce potentiel décelé ne pourra véritable- ment s’exprimer que si les autorités françaises décident de s’inscrire dans une démarché résolument ambitieuse, quitte à abandonner certains dogmes qui se sont subrepticement, mais sûrement, ancrés dans le droit français. Or, l’obsession du « bien-être » du consommateur, notion floue et en réalité réductrice, et l’approche « plus économique » adoptée depuis plusieurs décennies, conduisent les autorités à se focaliser sur les prix, la qualité (et parfois l’innovation, bien que celle-ci soit différemment mesurable), en éliminant de l’équation concurrentielle d’autres éléments jugés trop peu « économiques » (ou trop politiques). Chassez le naturel, et il revient au galop : si le Document-cadre semblait ériger le bien-être de la collectivité en objectif, celui-ci reste un concept creux, non exploité et, dès les paragraphes suivants, on retrouve l’approche traditionnelle, tournée vers les prix et la satisfaction du client.

7. – A aucun moment, le Document-cadre ne se réfère à la préservation de l’environnement. Si les autorités réfléchissent aujourd’hui timidement à un verdissement du droit de la concurrence, c’est sous l’angle technique, par exemple à travers la prohibition des cartels retardant les innovations écologiques. Mais l’on est encore loin d’intégrer directement dans la notion de « progrès économique » la préservation de l’environnement. De même, la notion (décriée) d’équité concurrentielle est absente de la définition de la « concurrence libre et non faussée », telle qu’elle résulte du document-cadre, alors que, originellement, le droit de la concurrence est né dans un souci de préserver les faibles face à la captation du pouvoir économique privé. Et si la question des données est évoquée de manière incidente, c’est pour indiquer qu’un programme de conformité en droit de la concurrence n’a pas vocation à traiter directement cette question. La liberté numérique et la sou- veraineté des données sont également ignorées, ces questions ayant vocation à s’insérer un programme de conformité global.

8. – En faisant de ces différentes valeurs des éléments extérieurs de son programme de conformité, l’Autorité de la concurrence place la concurrence condamne son dispositif à n’avoir qu’une dimension résolument technique. La vision compartimentée qui en découle, incite les entreprises à réfléchir aux problématiques de concurrence indépendamment de celles liées à l’environnement. Pourtant, une politique de concurrence plus ouverte pourrait parfaitement intégrer ces valeurs, en les promouvant. Qui peut encore croire, aujourd’hui, que le consommateur ne s’intéresse qu’aux prix, et pas à l’environnement et qu’il faut continuer à faire primer les préoccupations économiques, lorsqu’une pratique serait anticoncurrentielle, mais favorable à l’environnement ? En intégrant ces questions dans une politique de compliance, les autorités de concurrence obligeraient les entreprises à lier ces problématiques pour, peut-être, réussir à concilier efficacement ces valeurs.

9. – Malgré les promesses, le Document-cadre adopte une vision de la compliance qui manque de souffle. Pour passer d’une compliance « technicienne » à une compliance plus volontariste (et pourquoi pas, plus humaniste ?), les autorités de marché doivent elles-mêmes clarifier les objectifs qui sont les moteurs de leurs politiques de concurrence. En France, la politique de concurrence est calquée sur celle de la Commission et la jurisprudence européenne. A bien des égards, il en résulte une vision souvent étriquée de la concurrence qui peut difficilement servir à l’élaboration d’une politique de compliance véritablement innovante.

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