Le coin des curieux – Inflation législative ? – Revue ACE n°156

Par Chantal ROISNE-MEGARD

Docteur en Droit, Avocat honoraire

Un déjeuner réunissait le lundi 14 mars 2022 dans les salons de France-Amérique François MOLINS et des membres de l’Association Française des Docteurs en Droit sous la Présidence de Jacques MESTRE.

Notre Procureur Général près la Cour de Cassation exposait ses réflexions et celles de ses collègues de la Cour face aux problèmes d’actualité et, notamment, les difficultés liées au trop grand nombre d’affaires devant notre Cour qui serait la Cour Européenne la plus encombrée.

Il y eut de très nombreux échanges parmi lesquels furent notamment évoqués l’insuffisance du nombre de magistrats et même, en suite de l’intervention d’un jeune, l’information selon laquelle de nombreux jeunes magistrats démissionneraient dans les deux ou trois années suivant leur entrée en fonction. Il est vrai que des magistrats, présents dans la salle, rappelaient également la pression qui amenait un grand nombre d’entre eux à se suicider, tout comme chez les policiers. 

J’ai été très étonnée qu’à aucun moment n’ait été évoqué le problème de l’inflation législative. Influence anglo-saxonne et/ou problème politique ?

  1. Pour mémoire : d’où vient notre Droit Civil ? Fondements et distinctions des deux principaux systèmes de Droit :

A. Le droit romain : Le système juridique de la Rome Antique est considéré comme le premier système juridique de l’Histoire. Le développement du droit romain couvre presque 1000 ans : depuis la Loi des Douze Tables (environ 450 avant J.C.) jusqu’au Corpus Civilis de l’Empereur Justinien (vers 530). 

En réalité ce droit s’étendra un peu partout en Europe Occidentale jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. Le code Justinien est appliqué en Italie et en Espagne et par les descendants des Romains. Au milieu du XVIème siècle, le droit romain redécouvert domine dans la procédure juridique de la plupart des pays européens. Il est mélangé avec des éléments de droit canonique et des coutumes germaniques. Ce système juridique qui se répand alors dans toute l’Europe continentale (ainsi qu’en Ecosse) est connu sous le nom de lois « romano-germaniques » ou « droit civil » dans les pays anglophones. Seule l’Angleterre, qui a déjà commencé de recenser ses « lois communes », demeure peu influencée par le droit romain.

Pour unifier les coutumes et proposer la loi claire, simple et écrite, donc incontestable que réclamait le peuple français, le code Napoléon entre en vigueur en 18041. Au XIXème siècle, plusieurs États européens adoptent le modèle français ou rédigent leurs propres codes. Le code allemand entre en vigueur en 1900.

La règle de droit émane principalement d’institutions législatives. Les règles sont codifiées. Le raisonnement part du principe général applicable et la solution sera dégagée par un raisonnement déductif allant du général au particulier (raisonnement du haut vers le bas). D’où la référence au raisonnement platonicien, plus conceptuel.

Dans la pratique :

*les contrats seront plus synthétiques, plus courts et plus faciles à rédiger. Le fait de pouvoir se référer à des notions codifiées simplifie et sécurise la rédaction. Par ex : la notion de biens, meubles ou immeubles ; le fait d’écrire dans un contrat que les biens meubles sont cédés est précise et évite la longue et fastueuse énumération du détail des biens vendus.

*La loi, écrite et rassemblée dans des codes, étant connue de tous, donne une grande sécurité juridique. Le juge interprète la loi. La justice est gratuite ou peu onéreuse.

B. La common law, ou « loi commune » est un système juridique bâti essentiellement sur la jurisprudence par opposition au droit de tradition civiliste. 

Après le règne de Guillaume le Conquérant (XIème siècle), les nouveaux rois d’Angleterre ont donné à des juges itinérants la mission de transcrire certains édits. Ces juges vont élaborer une jurisprudence commune uniforme sur l’ensemble de l’Angleterre dite Common Law.

Au XIXème siècle, la Common Law paraît trop stricte et trop rigide. Des juridictions « d’équité » vont être mises en place parallèlement aux juridictions qui appliquent la Common law. 

La distinction entre « Common law » et « Equity » a été abolie en 1873 et 1875, mais les deux notions demeurent la base du droit anglais. 

Cette distinction est aussi importante que la distinction entre droit public2 et droit privé en français. Le Juge joue un rôle essentiel. 

La loi n’a qu’une valeur très relative et la solution à un conflit sera recherchée avant tout dans le « précédent », i.e.3 la solution dégagée par la jurisprudence et, à défaut, par un cas aussi proche que possible. D’essence jurisprudentielle, le droit est plus pragmatique.

La structure de pensée est inversée : le raisonnement part du particulier pour remonter vers le général. On pense à Aristote…

Dans la pratique :

*Tout ce qui n’est pas décrit précisément avec toutes ses conséquences essentielles pour les parties ne fait pas partie de l’accord (et pourra donc être remis en cause). D’où l’importance d’une rédaction longue et détaillée. 

*Le juge a une importance considérable. Pour le convaincre, le juriste recherchera le texte le plus précis possible sur le sujet ou une jurisprudence la plus pointue possible pour invoquer le précédent. Les procédures sont, de ce fait, longues et coûteuses.

  1. Constat d’une inflation des textes de lois

L’encombrement de nos juridictions ne peut-il être, également, le résultat d’une inflation législative ? 

On peut largement y voir l’influence anglo-saxonne mais peut-être, également, le besoin de certaines personnalités politiques à faire voter par le Parlement une loi qui porterait son nom.

A. Sur la présence de la langue anglaise et de son influence

Je ne peux m’empêcher de constater le peu de respect pour l’application de la loi TOUBON (1994) en ce qu’elle a rappelé le fait que « la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France »…

« L’emploi de la langue française est obligatoire ». 

« Lutter contre les anglicismes n’est pas un combat de scrogneugneux ! » a-t-il redit récemment4 ! 

Les Immortels s’insurgent également contre l’usage de l’anglais dans les communications institutionnelles. Un rapport de la commission d’étude sur la communication institutionnelle en langue française a été soumis à l’Académie française dans sa séance du 9 janvier 2020 : « Pour que les Institutions françaises parlent français ». Impressionnant ! Il ne s’agissait que de la communication institutionnelle ! Les réflexions de ce rapport évoquaient une évolution préoccupante. 

Observons que la Pandémie n’a pas arrangé les choses : « Click and Collect » au lieu de « Clique et Rapplique » !! L’anglais est devenu la langue dominante de l’économie et des échanges internationaux et remplace « l’esperanto » qui avait été envisagé comme étant susceptible de devenir une langue universelle au XIXème siècle !

B. De l’influence de la Common Law sur notre inflation législative

Cela fait de nombreuses années que nous sommes submergés par une inflation de nouveaux textes ! Comment les magistrats peuvent-ils être en permanence soumis à autant de nouveaux textes (qui se contredisent parfois !) ? 

La loi semble devenue une sorte d’affirmation de chaque nouvelle majorité parlementaire. Au lieu de supprimer les textes inopérants ou « intrusifs »5 en ce sens qu’ils ne viennent que suppléer des volontés politiques et rendre à la République et à ses Lois « ancestrales » les bases de notre régime républicain, nos parlementaires ne cessent d’imposer la volonté particulière de certains devenus « majoritaires ».

Cette inflation législative est tellement flagrante qu’il apparait que seulement 59% des décrets d’application seraient publiés !

Que faut-il en conclure ?

Nos magistrats ne peuvent-ils plus lire et interpréter nos lois sans que celles-ci entrent « dans le détail de leurs applications » comme le fait la Common Law?

Et c’est tellement vrai que :

*La loi 2019 -1332 du 11 décembre 2019 « tendant à améliorer la lisibilité du droit par l’abrogation de lois obsolètes a abrogé 47 lois depuis « la loi du 14 juillet 1819 relative à l’abolition du doit d’aubaine et de détraction » jusqu’à « la loi du 22 octobre 1940 relative aux règlements pas chèques et virements ».

*La loi 2022-171 du 14 février 2022 « tendant à abroger des lois obsolètes pour une meilleure lisibilité du droit » a abrogé 115 lois de 1941 à 1980 depuis « les déclarations inexactes des créanciers de l’État ou des collectivités publiques » jusqu’à l’« assurance veuvage en faveur des conjoints survivants ayant ou ayant eu des charges de famille ».

Mais alors, pourquoi, face à cette surabondance de lois, la proposition de loi de Monsieur Bruno RETAILLEAU enregistrée à la Présidence du Sénat le 23 juillet 2012 n’a-t-elle toujours pas été votée ?

Pour mémoire, il s’agissait de proposer l’abrogation des décrets du 1er août et du 1er octobre 1793 :

Décret du 1er août 1793 dit aussi parfois « loi d’anéantissement de la Vendée » a été voté par la Convention Nationale :

« Art.6 : Il sera envoyé par le ministre de la guerre des matières combustibles de toute espèce pour incendier les bois, les taillis et les genêts.

Art.7 : Les forêts seront abattues ; les repaires des rebelles seront détruits ; les récoltes seront coupées par les compagnons d’ouvriers, pour être portées sur les derrières de l’armée, et les bestiaux seront saisis. »

Le Décret du 1er octobre 1793, aussi appelé « Loi d’extermination », et la Proclamation de la Convention : « Soldats de la liberté : Il faut que les brigands de la Vendée soient exterminés avant la fin du mois d’octobre ; le salut de la patrie l’exige, l’impatience du peuple français le commande, son courage doit l’accomplir. »

Ces textes n’ont pas été abrogés alors même que « l’exemple républicain » donné aux Lucs-sur-Boulogne en 1793 a été copié par les Allemands à Oradour sur Glane en 1944?

Pourquoi les actes de repentance de la République à l’égard des habitants des Mauges n’ont-ils jamais eu lieu ?

Peut-on, juridiquement, en conclure que ces décrets non abrogés sont toujours applicables ? 

  1. Tout comme la langue française « unifiée » a été imposée par l’Ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539 comme langue du Droit et de l’Administratif.
  2. Rappelons que notre droit administratif est prétorien et autonome ; non codifié, le « précédent » joue un grand rôle dans cette matière.
  3.  i.e. = « id est » en latin signifie « c’est-à-dire ».
  4.  Le Point 15 février 2022
  5.  Il me souvient d’avoir signé dans ces colonnes une « Libre tribune » intitulée « Où sont passés les praticiens ? » qui commençait en ces termes :

« Ils se sont mis au travail trop vite, nos Parlementaires. Je n’ai même pas eu le temps d’envoyer à chacun d’eux un flacon de « Typex » (je ne connais pas le nom du produit générique) en leur exprimant mon souhait de les voir légiférer de leur mieux « par voie de blanc ». 

Comment et pourquoi abandonne-t-on l’esprit du Code Civil, et à une telle vitesse ? Comment ne pas être effrayés par l’abondance de textes explicatifs, contradictoires, redondants ? ».

 (Revue de l’ACE n°103 Mars 2008)

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