Dossier spécial Legal Techs – L’émergence des plateformes dans le droit du travail – Revue ACE n°156

Nathalie ATTIAS

 Laurence DUMURE LAMBERT

Guy MARTINET

Préambule

Dialoguant dans le Cratyle avec deux philosophes, Cratyle et Hermogène, sur la vérité du langage et la question de la justesse des mots qui nomment les choses, Socrate conclut que ce n’est pas aux mots proprement dit qu’il convient de s’intéresser mais à leur sens ou plutôt au sens des choses qu’ils expriment.

Les plateformes nous donnent une belle occasion de vérifier si ce mot est en adéquation avec ce qu’il nomme. La lexicographie contemporaine s’est en effet soudainement enrichie depuis les années 2010 de ce vocable de plateforme, qui a désormais envahi notre quotidien. Pour autant, le terme n’est pas nouveau et avait même un sens très matériel, fort éloigné de l’impression d’entité virtuelle et vaguement inquiétante qui semble émaner de la signification qui est devenue la sienne.

C’est ce qui intrigue et qui mérite d’être approfondi, de manière évidemment socratique.

Suivons à cet effet un penseur plus récent, sociologue et chercheur dans le domaine de la culture numérique, Antonio A. Caselli, lequel s’est attaché à remonter le fil des acceptions qui définissent une plateforme en y consacrant un chapitre intitulé « De quoi une plateforme numérique est-elle le nom ? » dans l’ouvrage qu’il a rédigé sous le titre « En attendant les robots ».

Une plateforme est d’abord, étymologiquement, une surface plate délimitée, sans que ses dimensions, son emplacement ou son utilisation constituent des critères déterminants.

Ce peut être ainsi un terrain, employé, par exemple, pour recevoir les fondations d’un bâtiment ou d’un ouvrage. Par extension, la plateforme peut évoquer non seulement un plateau mais aussi les équipements qui y sont édifiés (tel est le cas notamment des plateformes pétrolières). On voit par ce détour que la métaphore des plateformes a pu s’imposer dans le monde de l’informatique en passant par un emprunt linguistique au vocabulaire de l’architecture pour qualifier une construction, en l’occurrence une construction numérisée de services.

C’est aussi, parfois, un socle dont la surélévation peut servir de podium à un orateur. Ce dernier sens en est d’ailleurs venu, par métonymie, à désigner le programme d’action qui est déclamé par les militants du haut de cette estrade ainsi dressée pour se faire entendre. Historiquement, on trouve justement ce terme sous forme de concept religieux ou politique dans la littérature française ou anglaise du XVIème puis du XVIIème siècle pour dépeindre et promouvoir une vision du monde ou de la société.

On traverse ainsi les notions de fondation, puis de fondement et enfin de base et de programme.
A la réalité concrète de ses origines, la plateforme a peu à peu substitué une abstraction dont nous observons aujourd’hui les ultimes avatars.

Abstraction toute relative cependant. Certes on définit usuellement les plateformes numériques comme des structures d’intermédiation, dont le fonctionnement repose sur des mécanismes algorithmiques, lesquels tendent à occulter l’humain… Pour autant elles ne peuvent déployer leur activité qu’en utilisant (ou en exploitant) le travail de l’homme et la valeur produite par celui-ci.

C’est à ce stade que les plateformes numériques se trouvent confrontées au droit du travail, ou plutôt à la nécessité de composer avec lui.

Les plateformes dans l’histoire du droit du travail

Sans prétendre à l’exhaustivité, les questions juridiques soulevées par l’irruption des nouvelles technologies dans le monde du travail ont été posées par la revue Droit social dès 1992 lors d’un premier colloque (voir le numéro spécial de juin 1992), suivi dix ans plus tard d’un deuxième colloque en octobre 2001 (voir le numéro spécial de janvier 2002).

Le développement de l’informatique, d’internet, puis des data et avec elles de l’intelligence artificielle ont ensuite donné lieu à partir du tournant des années 2010 à une multiplication d’études et de rapports. Deux d’entre eux méritent d’être signalés dans les développements qui suivent car, loin d’être classés, comme cela se produit parfois, ils ont au contraire connu des prolongements législatifs tout à fait significatifs.

1. Le rapport Mettling et la loi Travail

Le premier de ces rapports, intitulé Numérisation et vie au travail, est celui qui a été déposé par Bruno Mettling, alors DRH de la société Orange (et depuis fondateur du cabinet de conseil Topics), lequel l’avait établi à la demande de Monsieur François Rebsamen et remis en septembre 2015 à sa successeure au ministère du travail, Madame Myriam El Khomri.

C’est en effet sur la base de ce érapport que la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 (loi Travail) a intégré dans le code du travail diverses règles destinées à permettre L’adaptation du droit du travail à l’ère numérique (articles 55 à 60).

On s’arrêtera à ce stade sur l’article 60 de cette loi, qui a introduit dans la célèbre Partie VII du code du travail relative aux Dispositions particulières à certaines professions et activités, sous le Livre Troisième, un nouveau Titre IV visant spécifiquement les Travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique (nouveaux articles L. 7341-1 et suivants).

Le texte de l’article L. 7341-1 du code du travail décrit ainsi et de manière générale les « travailleurs » concernés par l’activité de ces plateformes comme suit :

« Le présent titre est applicable aux travailleurs indépendants recourant pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique définies à l’article 242 bis du code général des impôts. »

L’objet de ce nouveau Titre IV était plus précisément d’instituer une responsabilité desdites plateformes.

C’est ce qui est plus particulièrement exposé en ces termes dans l’article L. 7342-1 dudit code :

« Lorsque la plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe son prix, elle a, à l’égard des travailleurs concernés, une responsabilité sociale qui s’exerce dans les conditions prévues au présent chapitre. »

Cette responsabilité sociale, qui cible donc non pas toutes les plateformes mais celles qui, allant au-deçà d’une simple intermédiation, en organisent le détail (comme le ferait un chef d’entreprise) s’est traduite à deux niveaux (articles L. 7342-2 à L. 7342-6 du code du travail).

En premier lieu, sur le terrain de la protection sociale et de la formation, par une obligation de prise en charge des cotisations, contributions ou frais destinés à permettre à ces travailleurs indépendants d’être couverts en cas d’accidents du travail ainsi que d’être éligibles aux dispositifs de formation professionnelle et de validation des acquis de l’expérience (VAE).

En deuxième lieu, par l’introduction au sein des plateformes d’une expression collective et syndicale des travailleurs. Les nouvelles dispositions précitées autorisent en effet ces derniers (i) à enclencher des mouvements de refus concertés de fourniture de service dès lors que la défense de leurs revendications professionnelles l’exige, sans s’exposer au risque de mise en cause de leur responsabilité contractuelle ou de rupture des relations ou encore de mesures pénalisantes, (ii) à constituer des organisations syndicales, à y adhérer et à faire valoir leurs intérêts collectifs au travers de celles-ci.

Pour résumer, sans assimiler la coopération des travailleurs indépendants avec ces plateformes à un contrat de travail, la loi Travail a du moins étendu aux travailleurs indépendants un certain nombre de droits qui caractérisent en principe le statut de salarié, en vue de rétablir un certain équilibre au profit de ces travailleurs.

2. La loi LOM, le rapport Frouin et l’ordonnance « Plateforme »

C’est dans ce contexte qu’un contentieux s’est plus particulièrement développé à partir des années 2018, lequel a opposé des plateformes de mise en relation dans le domaine de la mobilité à des chauffeurs VTC (sociétés Uber) ou à des livreurs à vélo ou en scooteur (société Take Eat Easy) qu’elles faisaient intervenir.

Les décisions qui ont été rendues dans ces affaires par les cours d’appel puis par la Cour de cassation ont fait ressortir la difficulté de cerner les contours juridiques de cette forme hybride de travail, qui met en scène des travailleurs indépendants ayant le statut de micro-entrepreneurs (condition exigée par les plateformes) et des entités qui managent concrètement l’activité de ces derniers comme s’ils leur étaient subordonnés par un lien dont on sait qu’il est le marqueur de l’existence d’un contrat de travail (nous y revenons plus loin).

Au centre de la réflexion : le point de savoir si la relation qui unit ces travailleurs indépendants aux plateformes doit ou non être requalifiée en contrat de travail, leur permettant de bénéficier des droits, avantages et protections qui s’attachent au salariat.

La Cour de cassation a répondu par l’affirmative chaque fois qu’elle a pu identifier les éléments d’une pratique qui ne se contente pas d’une simple mise en relation entre un client et un prestataire mais où celle-ci est pilotée de manière interventionniste par la plateforme.

L’adoption de loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités (ou loi LOM) s’est notamment donnée pour objectif d’apporter des éléments de régulation à cet égard.

En réalité, cette loi avait une ambition beaucoup plus large puisqu’elle a été conçue, après la réforme du système ferroviaire, comme le second volet d’une politique de transformation de nos habitudes en matière de transport ainsi que d’amélioration de nos déplacements au quotidien, mettant en œuvre des solutions innovantes, notamment sur le plan technologique, et prenant en compte la dimension environnementale des pratiques de mobilité.

Pour ce qui concerne notre propos, ce sont les articles 44 à 48 de cette loi qui nous intéressent, figurant sous l’intitulé : « Section III – Réguler les nouvelles formes de mobilité et renforcer la responsabilité sociale des plateformes de mise en relation par voie électronique » (chapitre II sous le Titre III « Réussir la révolution des nouvelles mobilités »).

Ces articles viennent précisément compléter :

  • d’une part, le code des transports par la création d’un Chapitre VI (Partie I, Livre III, Titre II) dont le titre se suffit presqu’à lui-même :« Dispositions spécifiques à la mise en relation de travailleurs ayant recours à des plateformes pour exercer une activité de conduite d’une voiture de transport avec chauffeur ou de livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues » (ces dispositions étant détaillées sous les nouveaux articles L. 1326-1 à L. 1326-4) ;
  • d’autre part, le code du travail par l’adjonction sous la Partie VII déjà mentionnée d’une section II (comprenant les articles subséquents L. 7342-8 à L. 7342-11), afin d’instaurer un socle de règles de fonctionnement pour les plateformes de mobilité (de type Uber ou Deliveroo).

Or les dispositifs qui voient ainsi le jour emportent des avancées conséquentes qui ne doivent pas être sous-estimées. En effet :

⇨ Les plateformes doivent à présent se conformer à une obligation d’information auprès des travailleurs (distance couverte, prix minimal garanti), ainsi qu’à une obligation de transparence matérialisée par la publication sur leur site internet d’indicateurs relatifs à la durée des prestations et au revenu d’activité des travailleurs au cours de l’année civile – le contenu et les conditions d’application de ces indicateurs (au nombre de sept) ayant été énoncés par un décret n° 2021-501 du 22 avril 2021 – (code des transports et décret n° 2020-1300 du 26 octobre 2020).

⇨ Les plateformes sont en outre incitées à élaborer une charte intégrant huit thèmes à l’effet d’encadrer les conditions d’exercice de l’activité professionnelle et les relations entre les travailleurs et les plateformes ainsi que de définir les engagements pouvant être pris par ces dernières (code du travail et décret n° 2020-184 du 22 octobre 2020).

⇨ Les travailleurs, de leur côté, se voient octroyer la faculté de refuser une ou plusieurs interventions ainsi que de choisir leurs plages horaires d’activité/inactivité et de se déconnecter, sans qu’il soit possible de les pénaliser ou de les sanctionner par la rupture de la relation contractuelle (code des transports).

Cette même loi LOM (article 48) habilitait enfin le gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure « afin de déterminer les modalités de représentation des travailleurs indépendants ».

Il va sans dire que le législateur s’aventurait là en terra incognita : comment organiser, à l’instar de ce qui se passe en entreprise, la représentation de travailleurs dispersés entre de multiples plateformes, exerçant leurs activités de manière extrêmement protéiforme et dont les parcours se singularisent par une grande diversité de motivations ?

C’est la raison pour laquelle le premier ministre, Monsieur Edouard Philippe, s’est adressé à Monsieur Jean-Yves Frouin, ancien président le la chambre sociale de la Cour de cassation, non sans avoir fait le constat lucide que « le statut d’indépendant exclut une simple transposition des règles applicables aux salariés des entreprises et à leurs employeurs » (première lettre de mission du 13 janvier 2020).

En réalité, la mission qui a été confiée à ce dernier incluait divers axes d’investigations, les uns portant sur la possibilité et les moyens pour les travailleurs d’être représentés, les autres ayant trait de manière plus générale au statut des travailleurs recourant à des plateformes pour exercer leur activité ainsi qu’à la sécurisation juridique et sociale des relations contractuelles.

On retiendra, pour s’en tenir à notre propos, que Monsieur Frouin a été invité en particulier :

  • à « définir les différents scénarios envisageables pour construire une cadre permettant une représentation des travailleurs des plateformes » (première lettre de mission du 13 janvier 2020 précitée),
  • à « identifier les pistes permettant de renforcer le socle de droits dont bénéficient les travailleurs des plateformes, sans remettre en cause la flexibilité apportée par le statut d’indépendant«  (deuxième lettre de mission du 5 juin 2020).

Monsieur Frouin a remis son rapport le 1er décembre 2020, ayant exploré tour à tour la question de savoir « Comment assurer une régulation collective des plateformes s’appuyant sur des représentants légitimes des travailleurs ? » et ensuite « Comment règlementer et contrôler des plateformes numériques de travail ? » (parties 3 et 4 du rapport).

Sur le fondement des préconisations auxquelles ces interrogations ont mené, la ministre du travail, Madame Elisabeth Borne, a réuni une « task force » composée de Bruno Mettling, Mathias Dufour (auteur de Désubériser, reprendre le contrôle) et Pauline Trequesser (fondatrice de Collectif Cosme, collectif de freelances), qu’elle a chargée de rencontrer les partenaires sociaux et de formuler des recommandations en vue de la rédaction de l’ordonnance prévue par l’article 48 de la loi LOM.

Tel est le processus qui a donné lieu à l’adoption de l’ordonnance « Plateforme » n° 2021-484 du
21 avril 2021, laquelle est ainsi venue ajouter au dispositif du code du travail consacré aux travailleurs utilisant une plateforme un corpus normatif en vue de l’organisation et du déroulement d’élections professionnelles nationales devant conduire à la représentation des chauffeurs VTC et livreurs (articles L. 7343-1 à L. 7345-6). En résumé :

⇨ Selon cette ordonnance, complétée par le décret n° 2021-1791 du 23 décembre 2021 outre divers arrêtés et ratifiée depuis lors, pourront voter les travailleurs présentant une ancienneté de trois mois d’exercice, décomptée au cours des six mois écoulés avant le quadrimestre précédant le scrutin – un mois correspondant à un minimum de cinq prestations – ; ils voteront par voie électronique dans chacun des deux secteurs (VTC et livraison) pour une organisation qui sera reconnue représentative, laquelle devra ensuite désigner un nombre de représentants déterminé (par décret).

La date du premier scrutin a d’ores et déjà été fixée (période du lundi 9 au lundi 16 mai 2022) ; le deuxième scrutin devra se tenir ensuite dans un délai de deux ans et les scrutins ultérieurs tous les quatre ans.

⇨ En outre, une nouvelle autorité est mise en place : l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi ou ARPE (décret n° 2021-1461 du 8 novembre 2021). Il lui revient, en particulier :

  • d’accompagner et de réguler le développement du dialogue social, et à ce titre non seulement d’organiser les élections mais de jouer le rôle d’observatoire ;
  • d’assurer le financement de la formation des représentants ainsi que leur indemnisation pendant le temps de cette formation et celui des heures de délégation consacrées à leur mandat ;
  • de garantir la protection des représentants contre le risque de rupture du contrat commercial, laquelle devra être soumise à son autorisation (à l’instar de l’autorisation que doit délivrer l’inspection du travail saisie d’une demande de licenciement d’un salarié protégé).

⇨ Qu’il soit mentionné, pour être complet sur le thème de la protection des représentants des travailleurs des plateformes, que ceux-ci bénéficient désormais de la faculté de saisir le Tribunal judiciaire s’ils estiment subir une baisse d’activité en rapport avec leur mandat.

Les enjeux

  1. Travailleurs indépendants ou salariés ?

Ainsi qu’on l’a souligné plus haut, au-delà de la préoccupation visant à faire entrer l’activité des plateformes et des travailleurs qui contractent avec ces dernières dans un ensemble de règles et à faire coïncider en temps presque réel la loi avec les innovations technologiques, la question fondamentale qui est posée est celle du statut de ces travailleurs.

Indépendants, assurément, puisqu’ils sont requis par les plateformes de justifier de leur inscription au régime de la micro-entreprise.

Pour autant, on sait que pour le Cour de cassation, le juge n’est pas tenu par la dénomination que les parties ont entendu donner à leur convention ni par la volonté qu’elles ont exprimée ; tout au contraire, il lui appartient d’apprécier librement la situation qui lui est soumise au regard des seules conditions de fait dans lesquelles l’activité est exercée (jurisprudence constante).

Or divers travailleurs utilisant des plateformes ont pris le parti de recourir à justice pour solliciter la requalification de leur contrat commercial de prestation de services en contrat de travail.

On a coutume de penser que la tendance des juges est de réserver de manière systématique un accueil bienveillant à de telles initiatives. L’analyse doit être nuancée pour la raison toute simple que la solution dépend justement moins de la sensibilité des juges, cela va de soi, que des circonstances liées au modèle économique des plateformes.

En effet, dès lors qu’il est demandé aux juges d’identifier l’existence d’un contrat de travail, ceux-ci s’attachent à vérifier si le travail est effectué moyennant une rémunération, s’il l’est au profit d’autrui et surtout sous sa subordination juridique.

Ce dernier critère, devenu déterminant depuis le célèbre arrêt Bardou (Cass. Civ. 6 juillet 1931, DP 1931, 1, 131), se caractérise par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné », selon la définition qui lui a été donnée par la Cour de cassation (Arrêt Société Générale, Cass. soc. 13 novembre 1996, n° 94-13187, Bull. V n° 386,)1 .

Les juges recherchent ainsi la présence d’un faisceau d’indices ne se limitant pas à la réalisation de la prestation mais s’étendant aux modalités d’exécution de celle-ci : s’il s’avère que la plateforme dépasse le cap d’une simple mise en relation et qu’elle fournit les moyens nécessaires au sein d’un service organisé et/ou qu’elle exerce de fait un pouvoir de direction et de contrôle de la prestation, ainsi que de sanction à l’égard du prestataire considéré comme défaillant par l’algorithme, les juges en infèrent logiquement que le travailleur est pris dans un lien de subordination justifiant la requalification de la relation de coopération convenue en contrat de travail.

Il arrive que le travailleur, sur lequel pèse la charge de la preuve, ne parvienne pas à démontrer que la plateforme agit à son égard à la manière d’un employeur et qu’il lui est donc subordonné (récemment CA Lyon, 15 janvier 2021 n° 19/08056, FRS n° 6, 21 mars 2021, p. 37).

Mais il est vrai que dans la plupart des cas, ces tentatives de requalification aboutissent favorablement (en témoignent les jurisprudence Uber ou Take eat easy).

Il en résulte toutefois une réelle incertitude juridique, qui débouche sur un questionnement de fond : le lien de subordination a-t-il encore un sens dans un univers du travail où les instruments (technologiques) et les modes de fonctionnement induisent des méthodes et des comportements qui ne sont plus ceux du moule de l’entreprise taylorienne ?

Dans le cadre des travaux qu’il a diligentés aux fins de sa mission, Monsieur Frouin dresse avec pertinence un état des lieux complexe en se livrant à plus observations :

⇨ Si les travailleurs des plateformes sont supposés être juridiquement indépendants, force est d’admettre qu’ils sont confrontés à un déséquilibre des pouvoirs qui les place dans un état de dépendance économique, pouvant confiner pour beaucoup d’entre eux à une situation de précarité.

⇨ Il demeure que l’objectif de la reconnaissance d’un contrat de travail trouve moins sa source dans une préoccupation de légitimité juridique que dans l’intérêt d’accéder au bénéfice de la protection sociale.

⇨ Pour autant, le contentieux de la requalification n’est certainement pas la solution en ce qu’il plaque le formalisme d’un contrat de travail sur un environnement qui ne lui est pas adapté dans tous les cas de figure (on l’a vu de manière singulière avec la jurisprudence dite de l’Ile de la tentation, étalonnée par le lien de subordination qui faisait sommation de discerner des contrats de travail dans un contexte de production de télé-réalité où l’on peut tout de même continuer à se demander si les participants étaient ou non des salariés).

⇨ Créer une présomption de salariat ou accorder aux travailleurs des plateformes les droits sociaux qui leur font défaut n’est pas davantage de nature à satisfaire aux spécificités de l’exercice professionnel de travailleurs que motivent, pour nombre d’entre eux, la souplesse contractuelle, la liberté et l’autonomie.

Telles sont les considérations qui ont finalement amené Monsieur Frouin, dans la dernière partie de son rapport à aborder de façon prospective les fondations d’un « statut commun » à toutes les formes de travail, lequel consisterait (on pense ici aux thèses d’Alain Supiot ou de Jacques Barthélémy) :

  • à redéfinir le travail comme toute activité qui crée un rapport d’obligation ;
  • à dépasser la distinction binaire entre salarié subordonné et indépendant ;
  • et, dans le même temps, à cesser de concevoir le travail humain à l’image de l’activité de l’ordinateur.
  1. L’option française

Alors que certains pays (l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie ou l’Espagne) ont pensé résoudre la difficulté en dégageant un tiers-statut (ni indépendant/ni salarié), le législateur français a choisi… de ne pas choisir et d’adopter une voie médiane censée préserver la flexibilité propre à ce type d’activité (à ce propos voir ci-dessus les limites fixées à la mission de Monsieur Frouin).

Tout d’abord, les dispositions qui ont été introduites dans la Partie VII du code du travail s’adressent, selon les termes mêmes de l’article L. 7341-1, aux travailleurs « indépendants », ce qui ressemble tout de même à un oxymore dans un code a priori destiné à fournir les normes du travail salarié…

Ensuite, l’article L. 7342-2 cité plus haut ne précise pas si les principes qu’il institue conduisent à la reconnaissance d’un contrat de travail. En revanche, les articles qui lui font suite (examinés précédemment) rapprochent sans doute ces travailleurs du salariat par les droits qui leur sont attribués mais se gardent de franchir la ligne en se bornant à doter la profession de règles particulières (ce qui est, après tout, la raison d’être de la septième partie du code du travail).

Le même esprit a dicté l’article 105 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, qui engage les plateformes de mobilité à proposer à leurs travailleurs des prestations collectives de protection complémentaires entrant dans le champ des articles L. 911-1 et L. 911-2 du code de la sécurité sociale.

C’est donc, en définitive, au juge qu’il revient de se prononcer au cas par cas.

La loi LOM a, de façon notable, tenté de faire preuve d’un peu plus d’audace.

Elle prévoyait effectivement un mécanisme d’homologation administrative des chartes mises en œuvre par les plateformes et avait ajouté cette mention que lorsque la charte était homologuée, l’établissement de celle-ci ne pouvait caractériser l’existence d’un lien de subordination.

Le législateur ne pouvait mieux marquer son intention de s’éloigner de la présomption de salariat, du moins lorsque le sort des travailleurs des plateformes se trouvait solidement arrimé à un texte validé par l’administration.

Ces dispositions ont toutefois été déclarées non conformes à la Constitution par décision du Conseil constitutionnel n° 201-794 DC du 20 décembre 2019…

  1. L’option européenne

La Commission européenne vient de prendre une direction différente en adoptant, le 9 décembre 2021, une proposition de Directive dans le dessein d’améliorer les conditions de travail et les droits sociaux des personnes qui travaillent par l’intermédiaire des plateformes et de réunir les conditions d’une croissance durable des plateformes de travail numériques dans l’Union européenne.

Dans cette perspective, la proposition de Directive entend :

  • de première part, obtenir la transparence des algorithmes en imposant aux plateformes une obligation d’information sur les modalités de prise de décision ainsi qu’une obligation d’intervention humaine en cas de demande d’explication au regard des décisions susceptibles d’avoir un impact ;
  • de deuxième part, favoriser la mise en place des moyens destinés à assurer la représentation des travailleurs des plateformes ainsi que l’instauration de règles protectrices à l’égard des travailleurs ayant exercé les droits prévus par la Directive (à cet égard, l’Etat français a pris de l’avance comme on vient de le voir) ;
  • de troisième part, d’ouvrir l’accès au droit de la protection du travail (salaires minima, négociation collective, temps de travail, congés payés, assurance maladie, accident du travail, chômage).

En revanche, s’agissant du statut des travailleurs des plateformes, la Directive a résolu de poser expressément le principe d’une présomption de salariat, dépendant des termes du contrat mais avant tout de la situation de fait (on retrouve ici la notion de faisceau d’indices).

Cette présomption repose de la sorte sur une liste de cinq indices, deux suffisant pour que la présomption soit établie, à savoir le fait pour la plateforme de :

  • déterminer le niveau de rémunération ou fixer des plafonds,
  • imposer des règles contraignantes spécifiques en ce qui concerne l’apparence, la conduite envers les destinataires des services, l’exécution du travail,
  • superviser l’exécution du travail ou évaluer la qualité des résultats par des techniques électroniques,
  • restreindre la liberté des travailleurs de choisir leur horaire de travail ou leurs périodes d’absence, de refuser des tâches, de faire appel à des sous-traitants,
  • restreindre la possibilité pour les travailleurs de se constituer une clientèle ou d’effectuer des travaux pour un tiers.

Précisons que cette présomption est du moins présentée comme réfragable et que la charge de la preuve est inversée pour être transférée aux plateformes.

L’avenir dira si et de quelle manière cette proposition de Directive va évoluer et comment elle sera alors transposée par l’Etat français.

Socrate en personne aurait-il pu, cheminant et débattant dans les rues d’Athènes, imaginer qu’une plateforme, de celles qu’il devait lui arriver de fouler aux pieds au cours de ses déambulations philosophiques, allait donner son nom à un système un peu énigmatique mais si riche de virtualités qu’il aurait certainement pris plaisir à puiser dans les ressources de la maïeutique pour le sortir de la caverne et parvenir à la connaissance de l’objet ainsi mis en lumière par la quête du sens recelé ?

  1. Termes extrêmement nets, qui contrastent avec ceux de la définition donnée par la cour de justice des Communautés européenne : » […] la caractéristique essentielle de la relation de travail est la circonstance qu’une personne accomplit, pendant un certain temps, en faveur d’une autre et sous sa direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle touche une rémunération » (CJCE, Lawrie Blum, 3 juillet 1986, aff. 66/85, pt. 17, Rec. P. 2121).

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