Olivier de Maison Rouge
Avocat – Docteur en droit
Rédacteur en chef de la revue de l’ACE
« Aujourd’hui, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. Elle n’est pas matérielle, elle est immatérielle. (…) Au capital matériel a succédé, dans les critères essentiels de dynamisme économique, le capital immatériel ou, pour le dire autrement, le capital des talents, de la connaissance, du savoir. » Maurice LEVY et Jean-Pierre JOUYET1
Dans le prolongement de ce constat posé en 2006, la pratique du droit, comme toute autre activité humaine, n’a pas échappé au défi de la « digitalisation »2 de l’économie3, tout en demeurant un service de production de connaissances juridiques pointues. Le conseil juridique n’est donc naturellement pas épargné par cette mutation profonde qui affecte tous les métiers du droit, et le nôtre en particulier.
Cette nouvelle économie de la connaissance, dont le data mining et plus largement le big data en sont l’expression la plus couramment rencontrée, pose la question essentielle de l’accès pour le « client / consommateur », à la science juridique.
Quand auparavant les professionnels se complaisaient dans un droit abscons, reposant sur un langage souvent hermétique, renforçant d’autant leur avantage concurrentiel – quand il ne s’agit pas de professions réglementées à compétences réservées –, de nos jours cet ordonnancement est profondément bouleversé, dès lors que le droit est devenu directement accessible. Les sites Internet service-public et légifrance permettent déjà – et ce depuis plus d’une décennie – de solutionner des questions juridiques simples par la diffusion exhaustive des textes en application de l’adage « nul n’est censé ignorer la Loi ».
Avec l’arrivée sur le marché du droit des legal tech, certains se rêvent à penser que l’algorithme répondra en lieu et place du sachant dûment diplômé. De même, la justice prédictive permettra de connaître les chances et probabilités de succès devant les tribunaux, quand l’open law4 permet d’ores et déjà de disposer de manière beaucoup plus exhaustive des différentes sources du droit.
Est-ce l’ubérisation du droit ou une forme de (r)évolution disruptive5 ? Plus largement, faut-il appréhender le droit tel un service comme un autre, susceptible d’être soumis à la concurrence technologique et économique ? L’avenir passe incontestablement par la maîtrise des outils technologiques. Mais la grande profession du droit tant annoncée depuis longtemps va-t-elle davantage se muer en robot, à l’heure de l’intelligence artificielle6 ?
« L’homme a la possibilité non seulement de penser, mais encore de savoir qu’il pense !
C’est ce qui le distinguera toujours du robot le plus perfectionné. »
Jean Delumeau
I – Open law vs smart law ?
La nouveauté – ou davantage la révolution pour l’activité libérale du conseil juridique – consiste dans le fait, désormais acquis, que les derniers robots sont davantage que des machines, de véritables « roseaux pensants », voire même des outils « apprenants », car leur atout majeur provient du fait qu’ils s’enrichissent intellectuellement et gagnent en autonomie de pensée en absorbant les données fournies.
Ce faisant, ces robots dotés d’intelligence artificielle sont en mesure de restituer une analyse juridique en un temps limité, là où un humain se trouve à devoir consacrer un temps certain, pour une réponse parfois erronée, sinon parcellaire.
Dès lors, pourquoi ne pas s’affranchir purement et simplement de l’activité humaine ?
Plusieurs éléments, qui ne peuvent être que provisoires à ce stade de la réflexion, amènent à tempérer ce jugement.
Tout d’abord, il convient de relativiser l’avancée technologique en la matière. En effet, l’intelligence juridique artificielle, qui se nourrit d’une base de données juridiques, ne constitue pas en soi une rupture substantielle. L’open data juridique, lorsqu’elle sera véritablement effective, n’est pas une fin en soi et demeure seulement un matériau de base, largement accessible tant aux professionnels du droit qu’aux particuliers. Les textes et règlements rassemblés et immédiatement accessibles sur certains portails permettent déjà de se forger une première opinion, sans autre forme d’analyse.
Ensuite, aussi pertinents soient-ils, les résultats des legal bots7 ne sont probants qu’en fonction des paramètres préprogrammés. En réalité, malgré toute la précision voulue par leurs géniteurs, les legal bots ne peuvent qu’aborder des thématiques relativement basiques, faute de prendre en considération l’aléa humain, qui constitue, en tout état de cause, le premier sujet du droit. Il en est ainsi de la responsabilité extracontractuelle établie sur des faits juridiques et, par conséquent, humains, et nullement sur des actes objectifs ou prévisibles.
En outre, l’anticipation juridique fera toujours défaut au robot, n’étant probablement pas en mesure d’intégrer dans ses calculs, un revirement de jurisprudence ou l’adoption d’un nouveau texte abrogeant un autre.
Enfin, il en va de même s’agissant de l’élaboration des rapports et actes contractuels qui, outre le fait qu’ils reposent là encore sur des considérations souvent subjectives, nécessitent une certaine dose d’inventivité. Au risque de devoir froisser certains praticiens, la technique contractuelle ne devrait pas se résumer, comme c’est trop souvent le cas, dans l’utilisation de trames ou de modèles préétablis (soit par des éditeurs juridiques, soit par des structures professionnelles d’exercice). Le travail n’est-il pas précisément de s’enrichir des connaissances acquises par l’expérience afin de produire des actes sur-mesure ? N’est-ce pas une forme de deep-learning qui doit être aussi humain que technique ? En pratique, malheureusement, de trop nombreux praticiens se contentent de reproduire des clauses vues ailleurs. Or, l’homme et le robot font sensiblement jeu égal en matière de génération de documents juridiques. La digitalisation de la profession devrait donc conduire le juriste à se positionner sur le « droit augmenté », c’est-à-dire le smart knowledge juridique ou smart law, à distinguer, par opposition, de l’open law, aisément accessible à tout un chacun. En ce sens, « l’avocat augmenté », orfèvre du sur-mesure, pourra largement se distinguer du robot prêt-à-penser, ce que ne manque pas de relever Kami Haeri, auteur d’un rapport remarqué sur l’évolution du métier d’avocat : « la proposition de valeur [des avocats] est proche de celle des métiers de l’artisanat d’art : un travail sur mesure, ultrapersonnalisé, dans lequel la réputation de l’avocat occupe une place importante. »8
II – Intuitu personae et legal tech ?
Pour peu que les avocats sachent s’adapter, l’intelligence artificielle appliquée au droit constituera une avancée pour la profession qui pourra se présenter de plusieurs manières pour les praticiens du droit :
- Un département virtuel (accessible en ligne) au sein de la structure d’exercice où le client peut directement, via une interface, s’adresser à un robot censé l’orienter dans l’environnement juridique, par un parcours de questions/réponses (les fameux legal bots) ;
- Une activité logicielle dédiée de type SaaS9 qui permettrait au client de bâtir au fur et à mesure ses propres actes juridiques en énonçant les problématiques auxquelles il est confronté de manière à disposer à la sortie d’un acte adapté à la situation juridique à laquelle il est confronté ;
- Une solution intelligente permettant d’implémenter directement au sein de la structure cliente un service d’assistance juridique déclinant des lois et règlements récemment adoptés que le dirigeant peut s’approprier et utiliser (via certaines options ergonomiques) avant de se tourner, afin d’approfondir certains points, vers son conseil juridique ;
- Un moteur de recherche interne intégré au cabinet, permettant d’analyser une large base de données et de recenser en un temps réduit les jurisprudences, actes, textes, … nécessaires à la résolution d’un cas spécifique ;
- Une évaluation des risques juridiques et aléas judiciaires en considération de paramètres dûment identifiés.
Une telle organisation de leurs activités afin d’externaliser partiellement celles-ci permettrait dès lors aux avocats de se concentrer sur les problématiques complexes, de se décharger de questions basiques, déléguées à l’intelligence artificielle du cabinet. Cette organisation, pour peu qu’elle soit bien administrée et acceptée par le client lui-même – qui parfois rechigne à se tourner vers une « machine » pour solutionner son cas – permettrait à l’avocat de se positionner davantage sur sa réelle plus-value : le conseil pur et la relation avec le client, autrement dit l’intuitu personae, là où l’intelligence artificielle est incontestablement perfectible.
Sur le plan financier, à défaut de facturer des heures de rédaction d’actes (ou de conclusions), l’avocat offrirait un abonnement avec accès à une plateforme dédiée (et cybersécurisée!), notamment en raison du secret professionnel auquel il est astreint par son statut), moyennant une redevance les honoraires de conseil étant circonscrits aux activités le justifiant par nature. Dès lors, la croissance du cabinet ne serait plus indexée sur du chiffre d’affaires brut, mais sur la valeur ajoutée et la rentabilité du conseil, et ce au travers d’un gain de temps et d’énergie.
Ainsi donc une telle approche professionnelle n’exclut pas l’existence des legals bots et autres robots du droit, bien au contraire, elle en tire avantage. En ce sens, l’intelligence artificielle n’est pas destinée à se substituer à l’avocat, mais davantage à lui faire suivre une évolution qualitative, vers des prestations ciselées, laissant la quantité (et la masse) au robot. Le professionnel du droit doit, dans le traitement des dossiers, mettre en lumière ses capacités objectives à séparer avec précision le bon grain de l’ivraie, ce qui doit être laissé à activité artificielle et les activités vers lesquelles, apportant une réelle plus-value, il doit se focaliser.
C’est précisément dans cet esprit que les éditeurs juridiques ont décidé d’ouvrir leurs bases aux consommateurs, là où leur offre était auparavant quasi exclusivement orientée vers les praticiens du droit10. Cela semble irriter certains professionnels, qui voient la marque d’une tendance sociétale à s’affranchir des contraintes ou à transgresser les codes d’une catégorie professionnelle exclusive11, pour aller vers ce que d’aucuns nomment « l’autojuridication », à l’instar de « l’automédication »12.
La profession d’avocat devrait donc leur emboîter le pas et suivre l’évolution naturelle de l’économie libérale contemporaine où, face au low cost, de moindre facture, grand public et dont la marge, mécaniquement faible, se construit sur du volume, le milieu de gamme s’estompe au profit d’un produit ou d’un service premium, personnalisé, à haute valeur ajoutée.
- LEVY Maurice et JOUYET Jean-Pierre, L’économie de l’immatériel : la croissance de demain. Rapport, Décembre 2006
- Mot emprunté à la langue anglaise, que le français lui substitue par « numérisation »
- Qui ne se réduit pas à la numérisation des documents et/ou des archives comme trop souvent perçue à tort, mais à l’intégration, au sein d’une structure professionnelle, d’un service innovant et dématérialisé.
- Inscrit dans la Loi 2016-1321 pour la république numérique du 7 octobre 2016
- R. AMARO, « L’« Ubérisation » des professions du droit face à l’essor de la legaltech », Dalloz IP/IT, mars 2017, pp. 161-165
- G. MIKULFKA, « Droit augmenté ou prédit ? Les juristes français en plein doute », Lettre Option droit & affaires, 22 févr. 2017
- Déclinaison du chat bots, interface de dialogue professionnel en ligne
- K. Haeri (dir.), « Rapport sur l’avenir de la profession d’avocat », rapport remis au Ministre de la Justice, février 2017
- Software as a service
- F. GIRARD DE BARROS, « Open access, open law : la guerre de Troie aura-t-elle lieu ? », Lexbase, Editorial, 23 févr. 2017
- Véritable nom de l’« ubérisation »
- N. MOLFESSIS, « L’autojuridication », JCP 2012, Doctr. 1292