Actualité – Deux erreurs de jeunesse et une victoire collective en deux temps pour le périmètre du droit – Revue ACE n°156

Olivier BONNEAU

Avocat

Commission Droit public de l’ACE

Il n’est pas aisé pour l’un des protagonistes d’une affaire de commenter son apport, et c’est précisément ce que l’on ne souhaite pas faire, ou laisser paraître, d’autres l’ont1 ou le feront bien mieux.

En revanche, il est peut-être intéressant de raconter pourquoi un avocat concurrent évincé peut avoir à tenter de s’ériger contre l’attribution de marchés publics de conseil juridique à des personnes non qualifiées au sens de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, et comment la motivation individuelle et collective s’entretien dans ce type d’aventure contentieuse, qui, dissipons tout doute à ce sujet, n’était pas intimement lié à l’objet du marché en cause (conseil juridique pour l’implantation d’un crématorium).

Pourquoi agir ? 

D’abord et surtout, parce que la défense du « périmètre du droit » est une cause d’intérêt supérieur si, au-delà du droit applicable en la matière, l’on adhère à la thèse selon laquelle le « consommateur de droit » doit bénéficier d’une expertise professionnelle qualifiée, mais encore plus, responsable (et ispo-facto, assurée) lorsqu’il sollicite une consultation juridique.

Ensuite, et très prosaïquement, parce que seul l’avocat « concurrent évincé » dispose d’un intérêt à agir peu contestable, et que malheureusement, nos instances professionnelles ne peuvent nous représenter efficacement sans ce « trait-d’union » (CE, 20 juillet 2021, Société Espélia, req. 443346, Tab. Leb.). 

D’un point de vue plus subjectif, on a trouvé une motivation personnelle dans le fait de tenter de se montrer utile : lorsque la violation des règles de droit applicables apparaît manifeste et laisse suggérer qu’elle pourrait procéder d’un sentiment d’impunité (au cas d’espèce le marché de conseil en droit public des affaires était attribué par une commune à une société commerciale dont ni la gérance ni les salariés ne justifiaient des qualifications requises), on est – défaut de jeunesse ? – tenté d’agir, parce que la sanction doit pouvoir tomber avec une évidence proportionnelle à la gravité des violations. Ce fut un zéro pointé en première instance (rejet au fond TA Bordeaux, 6 juin 2017, n°1503066).

Pourquoi alors persister en appel ?  Ce sont les motifs du jugement qui se sont révélés insatisfaisants, puisque tout à fait contraires à l’objectif poursuivi, motifs que d’aucuns, de manière quelque peu surprenante, ont tenté de conforter2

Comment agir ?

En se rapprochant des observateurs avisés, au cas d’espèce du CNB et du barreau du lieu d’exécution du marché qui se sont également étonnés de la décision de première instance avant de se montrer solidaires, puis, in fine, intervenants volontaires dans l’affaire portée en appel.

Mais cela n’a pas suffi (rejet cette fois-ci pour irrecevabilité, CAA Bordeaux, 28 novembre 2019, n°17BX02648), tout permettant d’aborder une question de droit nouvelle sur l’intérêt pour agir du concurrent évincé – votre serviteur donc…, erreur de jeunesse cette fois-ci avérée – n’ayant, en première instance, par excès de confiance, fait solliciter qu’une demande de résiliation du marché (et non d’annulation) alors que le marché avait, entre temps, été exécuté avant que le juge d’appel ne se prononce.

Cette question fit à elle seule donc prendre à ce litige une dimension autrement plus spectaculaire et stimulante (la motivation personnelle et collective s’en est donc trouvée renforcée), ayant in fine, (après un pourvoi et une nouvelle intervention volontaire du CNB) permis au Conseil d’Etat3 de peaufiner, par un arrêt publié au Recueil, l’office du juge en matière de recours « Tarn-et-Garonne » : en somme, les vices graves du contrat (constitutifs d’une infraction pénale au cas d’espèce) permettent au juge de requalifier la saisine initiale du justiciable en résiliation en vue de prononcer l’annulation du contrat.

La récente suite (et fin ?) de cette longue affaire se déroule à nouveau devant la cour administrative de Bordeaux (CAA Bordeaux, 28 février 2022, n° 21BX02445), saisie du renvoi après la cassation opérée par la haute juridiction. Tirant les conclusions des lignes directrices fixées par le Conseil d’État sur l’office du juge de la validité du contrat, la cour de renvoi a donc annulé le marché litigieux. 

Ce fut, pour une histoire de principe, une bien longue histoire.

La légèreté avec laquelle l’on s’est engagé dans cette cause était aux antipodes de l’effort nécessité par une équipe de confrères spécialistes de la question, pour inverser le sens de l’affaire. 

En d’autres termes, les erreurs de jeunesse ont été rattrapées par un front commun mené avec nos instances professionnelles, au bénéfice de la défense du périmètre du droit.

Confrères, saisissez-vous de la défense de notre périmètre, vous ne serez pas seuls.

  1. Julien Martin et Gilles Pellissier, Chronique de droit des contrats publics – décisions de janvier à août 2021, JCPA, 13 septembre 2021 ; Anne Courrèges, « Conseil d’État – Contrats. Recours « Tarn et Garonne ». Pouvoirs et devoirs du juge », Droit Administratif, 1er août 2021 ; Lucienne Erstein, « Procédure contentieuse – Le juge règle sur la validité du contrat », JCPA, 21 juin 2021 ; Emmanuelle Maupin, « Recours Tarn-et-Garonne, le juge peut statuer ultrat petita », AJDA, 2021, p. 1238 ; Bertrand Seiller, « Le juge du contrat saisi par un tiers peut statuer ultrat petita », Gaz. Pal., 12 octobre 2021, p. 30) ; Jérôme Dietenhoeffer, « Recours de plein contentieux – étendue de l’office du juge du recours en contestation de validité », Contrats et Marchés publics, 1er août 2021 ; Nicolas Chifflot, « Contrats administratifs – Le Conseil d’État précise à nouveau l’étendue des pouvoirs du juge saisi d’un recours Tarn-et-Garonne », Procédures, 1er août 2021 ; Sylvain Hul, « Contrats/commande publique – Recours Tarn et Garonne : qui censure le moins peut le plus », JCPA, 19 juillet 2021 ; Claire Giordano, « Le juge dispose de tous les pouvoirs lors d’un recours Tarn et Garonne ! » LEDIU, sept. 2021, p. 3) ; Laurent Richer et François Lichère, Droit des contrats administratifs, LGDJ, 12e éd., 2021) ; Stéphanie Douteaud, « Le vice et le contrat : « Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus », AJDA, 2021, p. 2346.
  2. François Béroujon, Revue contrats publics 2017 n° 181, Nouvelle voie d’air dans le monopole de certaines professions pour donner une consultation juridique ?
  3. Ibidem.

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