La revue de l’ACE n°160 – Les enjeux de la souveraineté industrielle

Anaïs VOY-GILLIS, Chercheuse de l’IAE de Poitiers


Depuis 2020, la question de la souveraineté industrielle et de la réindustrialisation de la France est devenue centrale dans le débat public. Il est vrai que la pandémie et la guerre en Ukraine ont rappelé la profondeur de la désindustrialisation de la France, y compris par rapport à une grande partie de ses voisins européens, et sa dépendance à d’autres nations pour s’approvisionner en biens essentiels (masques, principes actifs, respirateurs, etc.). Ces événements sont également venus questionner la pertinence du modèle de se positionner sur les tâches en amont et en aval de la chaîne de valeur.


Toutefois, si l’idée de réindustrialiser la France est désormais dans tous les esprits, elle n’est pas toujours clairement définie. La réindustrialisation consiste à redévelopper les activités industrielles d’une région ou d’un pays qui ont subi une désindustrialisation, ce qui se traduit par une augmentation du poids de l’industrie dans le PIB. Il est également possible de considérer d’autres chiffres comme le nombre d’emplois industriels ou l’indice de la production industrielle.

Un affaiblissement du poids de l’industrie dans le PIB

Le poids de l’industrie manufacturière est, en effet, plus faible qu’en Allemagne ou en Italie (10,4% de PIB contre respectivement 20,4% et 15,7% en 2022 selon les données de l’OCDE1) et une balance commerciale largement plus déficitaire que les autres pays membres (190 milliards d’euros de déficit contre une balance excédentaire de 79,1 milliards d’euros pour l’Allemagne et de 63,9 milliards d’euros pour les Pays-Bas selon les données Eurostat de 20222). Toutefois, et pour relativiser la situation de la France, tous les pays européens connaissent depuis les années 1990 un recul du poids de l’industrie dans leur PIB. Malgré l’érosion constatée, la France a toujours eu un poids de l’industrie moins important que d’autres grands pays européens. Par exemple, en
1991, le poids de l’industrie manufacturière dans le PIB français était de 17,7% du PIB contre 27,3% en Allemagne, 21% en Italie ou encore 19,3% en Suède3.

Toutefois, le poids actuel est critique et rend complexe la réindustrialisation car cela demande de renforcer les écosystèmes afin de ne pas avoir uniquement des usines « tournevis » sur le territoire. Ainsi, la crainte d’un affaissement de l’industrie au moment de la pandémie a amené le gouvernement à prendre des mesures urgentes (plan de relance et plans sectoriels) afin de soutenir le tissu productif et lui permettre de surmonter la situation. Depuis la réindustrialisation est devenue un sujet central des politiques publiques avec notamment la mise en place du programme France 2030 et ses déclinaisons en programmes sectoriels. L’Union européenne a également mis en œuvre un certain nombre de plans comme le paquet législatif sur les semiconducteurs dit chips act.


Construire l’autonomie des décennies à venir

La multiplication des appels à réindustrialiser donne parfois le sentiment qu’il y a une confusion entre les buts et les moyens, même s’il est nécessaire de se réjouir que l’industrie fasse l’objet d’une attention particulière. Néanmoins, il convient de rappeler que la réindustrialisation n’est pas le but, mais un moyen au service d’un projet de société qu’il convient de définir au regard des défis climatiques et sociétaux. Les débats autour de la loi industrie verte montrent que la construction d’une vision commune autour de ce sujet peine à émerger. De plus, il n’est pas possible d’envisager la renaissance de notre industrie sans intégrer une approche en écosystème, rompant avec la logique centrée sur les filières que nous avions jusqu’ici. Pour renforcer la base industrielle de la France, il faut lier les politiques industrielles avec celles sur l’aménagement du territoire (ressources, énergie, infrastructures), sur l’environnement et la formation.

Par ailleurs, la volonté de réindustrialiser la France s’inscrit dans un contexte géopolitique complexe où plusieurs nations affichent des ambitions claires en matière industrielle. La loi de réduction de l’inflation (inflation reduction act) aux États-Unis illustre bien cette volonté et pourrait se faire au détriment du continent européen, faute de capacité à construire des politiques communes favorables au développement des industries européennes et de rééquilibrer les rapports de force. Nous sommes également dans un contexte de guerre économique, en particulier entre la Chine et les États-Unis, ce qui devrait, par exemple, obliger l’Union européenne à faire évoluer sa doctrine sur le droit de la concurrence. Or, la politique industrielle reste dans le giron des États membres, si bien que si le cadre est commun, la déclinaison est nationale avec un risque non négligeable de concurrence entre les États sur les mêmes filières. De la même manière, les filières jugées critiques pour la transition énergétique dans le cadre du Pacte vert sont des industries sur laquelle l’Union européenne est dépendante des pays asiatiques en approvisionnement. Il est difficile d’envisager leur relocalisation en Europe sans penser une politique antidumping social et environnemental.

Or dans le contexte de compétition mondiale actuel, la France part avec une base industrielle affaiblie par plusieurs décennies de désindustrialisation et par la crise énergétique récente. Dans bien des domaines, elle a vu son indépendance se réduire, notamment en raison de la vente d’entreprises dites stratégiques comme Aldebaran, entreprise pionnière de la robotique, vendue à SoftBank en 2012, ou encore Tronics, spécialisée dans la fabrication de microsystèmes électromécaniques, vendue à TDK en 2017. En parallèle, elle a perdu des avantages comparatifs dans certains secteurs par manque d’investissement dans l’innovation et dans la modernisation des sites productifs, fragilisant sa capacité à exporter. De plus, la France a pris un retard technologique dans une majorité des industries nécessaires à la transition écologique (batteries & véhicules électriques, panneaux photovoltaïques, etc.). Il lui faut donc à la fois investir pour attirer des entreprises étrangères maitrisant ses technologies sur son territoire, mais également investir massivement dans les segments jugés clés pour développer en France les technologies de demain. Cela sous-entend que le développement des entreprises actuelles afin qu’elles puissent investir dans l’avenir, mais aussi une capacité des start-up industrielles à trouver en France ou en Europe les moyens de financer leur développement.

Faire renaître l’industrie pour atteindre nos objectifs environnementaux

Intuitivement nous allons plutôt considérer que l’industrie et l’environnement sont antinomiques alors que les deux sujets sont liés. Le sentiment d’antinomie vient du fait que l’industrie représente une capacité à produire en masse des produits identiques, souvent sans considérer les impacts environnementaux tout au long du cycle de vie. Or, la réindustrialisation est pourtant bien un levier pour réduire l’empreinte carbone de la France en baissant la part des émissions importées4. Le poids de ces dernières rend l’atteinte de la neutralité carbone en France tributaire des trajectoires d’émissions des autres pays qui exportent leurs produits et leurs services. La Chine prévoit une neutralité carbone atteinte en 20605.
Même si le mix énergétique français est encore carboné, l’électricité française présente une intensité carbone parmi les plus basses au monde, lui donnant un avantage compétitif pour toute production dépendante de l’électricité. Par exemple, 1kg de textile produit en France a une empreinte carbone 2 fois plus faible que s’il était produit en Chine. Relocaliser 25% de la production de textiles achetés en France diminuerait l’empreinte carbone de 3,5 millions de tonnes de CO2eq par an6.

Toutefois, il ne faut pas réduire les enjeux environnementaux à la simple question du carbone. Beaucoup d’autres sujets liés aux limites planétaires vont se poser à nous et vont nous amener à revoir les modèles d’organisation industrielle pour avoir des productions avec un impact environnemental réduit. L’augmentation de la production industrielle en France aura également des incidences sur les milieux et les écosystèmes naturels, en particulier sur les ressources en eau. Dès lors, la réindustrialisation ne peut se faire sans un minimum de planification pour identifier les ressources disponibles aujourd’hui et celles qui le seront demain.


Derrière la question environnementale se pose également celle de nos modes de consommation et du nécessaire effort de sobriété, qui ne sera pas sans conséquence sur l’équilibre économique des industries. La surconsommation de produits manufacturés est incompatible avec les objectifs environnementaux, de sorte que le modèle économique des entreprises fondé sur le principe de massification de la production pour baisser les coûts unitaires de production, est remis en cause par un impératif de sobriété dans la consommation. L’économie circulaire est une réponse, mais elle ne sera pas suffisante sans un questionnement profond de l’usage des produits et de leur finalité. Au regard de la situation géopolitique actuelle, une réflexion sur les ressources utilisées et la manière dont elles sont gérées est d’autant plus importante et critique pour notre avenir.

Une route longue et sinueuse

En conclusion, la France entend renouer avec son industrie après plusieurs années de désindustrialisation, mais tout reste à construire. La renaissance des industries françaises sera nécessairement un mouvement long, complexe et coûteux. Les programmes tels que France 2030 ou la loi industrie verte sont un premier pas pour renforcer la base industrielle. Mais pour assurer la pérennité de l’industrie, cela nécessitera un engagement sans faille de tous et le renforcement de la demande pour les produits français. Il faudra également assumer certains rapports de force au sein de l’Union européenne où va se poser la question des équilibres industriels entre les États membres et du dumping intra-européen.


  1. OCDE, Valeur ajoutée par activité, 2023.
  2. Ces chiffres ne sont pas retraités des importations d’énergie liées à la crise énergétique qui a touché négativement tous les pays européens. Toutefois même avec un
    retraitement la balance commerciale française est largement la plus déficitaire de l’Union européenne.
  3. Nous prenons l’année 1991 en référence car il s’agit de la première année où les chiffres pour l’Allemagne réunifiée sont disponibles sur le site de l’OCDE.
  4. Selon le Haut Conseil pour le Climat, la France importe 51% de ses émissions soit via des produits intermédiaires, soit via des produits à destination de la consommation finale.
  5. B. Finamore, « What China’s plan for net-zero emissions by 2060 means for the climate », The Guardian, 5 octobre 2020.
  6. J. Payet, « Assessment of Carbon Footprint for the Textile Sector in France », Sustainability, 2021, 13, 2422.

Plus d’articles