Gregor PUPPINCK, Docteur en droit, directeur de l’ECLJ*
À l’ère de la globalisation, les institutions internationales assument une responsabilité croissante et exercent un pouvoir considérable. Les centres de décision se déplacent loin des peuples et de leurs capitales historiques pour se concentrer en quelques nouvelles capitales de la gouvernance mondiale, qu’elles soient financières ou politiques, notamment à New-York et à Genève. En se déplaçant, le pouvoir change de nature : il se veut rationnel et global, et se détache par conséquent de l’expression de la volonté (supposée irrationnelle) des peuples particuliers, ainsi que de l’ancienne distinction entre acteurs publics et privés, au profit d’une distinction nouvelle entre acteurs locaux et globaux.
Alors que les petits États sont des acteurs locaux, sans grands moyens, certaines fondations et entreprises privées sont des acteurs globaux. Une partie de ces acteurs globaux privés ont une finalité politique explicite. Il s’agit de grandes fondations et d’organisations non-gouvernementales (ONG) disposant non seulement de moyens considérables, mais aussi d’une expertise de haut niveau, et plus encore d’une vision du monde généralement libérale et globale. Ces trois qualités font de ces acteurs privés des instruments très efficaces de changement social, qui agissent sur le terrain politique et social avec beaucoup plus d’agilité que les États, sans leurs lourdeurs administratives et démocratiques. Il en résulte que quelques acteurs privés ont acquis une puissance financière et politique bien supérieure à celle dont disposent de nombreux États. L’attitude des gouvernements à leur égard varie selon qu’ils partagent, ou non, cette même vision du monde.
Les organisations internationales (OI) partagent, généralement, cette même vision libérale et globale de l’avenir de l’humanité, et tendent également à sa réalisation. Les OI et les grandes fondations et ONG sont similaires et paraissent complémentaires. En effet, ces ONG permettent à des OI hors sol d’étendre leur action sur le terrain, de la rendre opportune et effective, et d’agir indépendamment des gouvernements ; en retour, les OI traduisent en termes politiques et institutionnels les messages des ONG. Sur le fond, OI et ONG sont supposées partager une même vision globale du monde, être attachées à la recherche du bien commun de l’humanité, et être détachées des considérations politiciennes nationales.
Ce bien commun de l’humanité serait plus facilement accessible aux OI et aux ONG en ce qu’elles ne penseraient pas en termes d’intérêts nationaux égoïstes, mais dans le langage universel de la raison. Ce langage de la raison s’avère être aussi celui du droit international, et en particulier des droits de l’homme. Cette relation de complémentarité induit une dynamique constructive par laquelle les OI et les ONG s’informent et s’influencent mutuellement.
Toutefois, l’effacement de la frontière entre acteurs publics et privés, et la profondeur de la relation entre OI, fondations et ONG permettent à des acteurs privés globaux d’exercer une influence significative sur les OI et, à travers elles, sur le monde entier. La difficulté est de déterminer la limite acceptable à cette influence privée sur les institutions publiques, car de la complémentarité à la dépendance, il n’y a qu’un pas, qui peut être franchi notamment par le financement des OI par les fondations et ONG, et par l’entrisme des acteurs privés au sein des instances publiques.
Ces financements sont le fruit d’une autre complémentarité entre OI et ONG ou fondations : les OI ont le pouvoir politique mais désirent plus de moyens financiers, tandis que les ONG et fondations ont des moyens financiers mais désirent plus de pouvoir politique. Ces financements sont jugés acceptables et bénéfiques dans la mesure où ils permettent d’œuvrer à une commune vision du monde, mais ils se révèlent toutefois problématiques en ce qu’ils effacent plus encore la différence entre acteurs globaux publics et privés, et ont pour effet de confondre leurs pouvoirs politiques et financiers. C’est ainsi que des OI peuvent devenir dépendantes de fondations privées et d’ONG. Cette confusion est un aspect essentiel de la gouvernance globale.
La frontière entre acteurs publics et privés peut aussi s’effacer au plan humain, par le recrutement de personnels des fondations et ONG aux fonctions d’experts et de juges internationaux. Cet effacement peut alors provoquer de multiples conflits d’intérêts. Ce phénomène, par lequel un acteur privé exerce une influence significative sur ou au sein d’une institution publique, a reçu en sciences sociales les appellations de « capture1 » et de « privatisation ». Il a d’abord été étudié dans le domaine des institutions financières et commerciales, puis dans celui des droits de l’homme2.
C’est ce phénomène d’emprise ou d’influence intime de fondations et d’ONG au sein des instances européennes et internationales que le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) a étudié à l’occasion de trois rapports portant, pour l’un, sur le financement des procédure spéciales du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, et sur les relations entre des ONG et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour les autres.
Le premier rapport sur la CEDH, intitulé « Les ONG et les juges de la CEDH, 2009-2019 » publié en 2020, révélait qu’entre 2009 et 2019, au moins 22 des 100 juges permanents de la CEDH étaient d’anciens fondateurs, dirigeants ou collaborateurs de sept fondations et organisations privées fortement actives auprès de la CEDH comme requérantes, représentantes ou intervenantes. Parmi ces sept ONG et fondations, le réseau de l’Open Society se distingue par le nombre de juges qui lui sont liés (12) et par le fait qu’il finance les six autres organisations citées dans le rapport. Les collaborations entre ONG et futurs
juges existent à différents degrés, allant de la fondation et direction d’ONG, à la participation significative à leurs activités. Or, à 88 reprises durant cette période, des juges issus de ces ONG et fondations ont jugé des affaires introduites ou soutenues par leurs propres organisations, se plaçant ainsi en situation manifeste de conflits d’intérêts, en violation du droit à un procès équitable. C’est le cas de 18 des 22 juges issus d’ONG, ce qui est considérable. Ces conflits d’intérêts ont eu lieu dans des affaires suffisamment importantes pour que ces organisations estiment devoir s’y impliquer ; ainsi 33 de ces 88 cas de conflits d’intérêts concernent des jugements de Grande Chambre, c’est-à-dire les rares jugements dont la jurisprudence est revêtue de la plus grande autorité. En réponse à ce rapport, la CEDH et le Conseil de l’Europe ont entrepris de corriger certains aspects du système et de proposer des mesures pour améliorer la sélection, l’indépendance et l’impartialité des juges de la Cour, ainsi que la transparence de l’action des ONG.
Le second rapport de l’ECLJ sur la CEDH a été publié en 2023, et est intitulé « L’impartialité de la CEDH, Problèmes et recommandations ». Il constate que les cas de conflits d’intérêts entre juges et ONG s’élèvent, au moins, à 54 entre 2020 et 2023,
dont 18 concernent des arrêts de Grande Chambre. Ce rapport montre aussi qu’un problème d’impartialité s’observe également au sein du greffe dont de nombreux juristes proviennent de ces mêmes ONG actives à la Cour. Outre ces cas de conflits d’intérêts, ce rapport expose en outre une série de problèmes structurels affectant la Cour en matière d’impartialité, et démontre que celle-ci n’est pas au niveau des exigences d’autres grandes juridictions internationales et nationales.
Ainsi, entre autres, la moitié des juges de la CEDHn’ont pas d’expérience de la magistrature et ont souvent un passé de militants, la CEDH ne prévoit pas de procédure formelle de récusation, les requérants ne sont pas informés qu’après le jugement de l’identité du ou des juges ayant tranché leur cas, la composition du greffe de la Cour est confidentielle, les juges ne publient pas de déclarations d’intérêts, les autres parties à un litige tranché par des juridictions nationales ne sont pas informées du fait que ce même litige est porté, par l’une des parties, à la connaissance de la Cour européenne. À la suite de ces constats, ce rapport présente une série de recommandations précises permettant de répondre aux problèmes identifiés.
Le troisième rapport sur « Le financement des experts de l’ONU », publié par l’ECLJ en 2021, analyse le fonctionnement et le financement des Procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Il a été réalisé sur la base d’une série d’entretiens avec 28 experts indépendants de l’ONU et de l’analyse des déclarations financières publiées annuellement entre 2015 et 2019 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), par les titulaires de mandats de Procédures spéciales, ainsi que par les deux principales fondations finançant le système. Ce rapport révèle l’ampleur et l’opacité des soutiens et financements accordés en marge du système des Nations Unies aux experts. Il expose aussi des méthodes mises en œuvre par certaines fondations privées pour financer et influencer ces experts. Il apparaît ainsi qu’au moins 37 des 121 « experts indépendants » en fonction entre 2015 et 2019 ont reçu au moins 11 millions de dollars en dehors de tout contrôle de l’ONU, principalement en provenance de la fondation Ford, de l’Open Society de George Soros et de donateurs anonymes. Il montre aussi comment des fondations et des gouvernements agissent pour financer, influencer, et même pour recruter des experts en fonction, en violation des règles de l’ONU. Certains experts interrogés ont employé le mot de « corruption » pour qualifier ce phénomène.
Dans son rapport, l’ECLJ s’attache à expliquer les causes de cette faille dans la protection de l’indépendance des experts ; pourquoi des fondations privées investissent massivement dans les Procédures spéciales de l’ONU ; pourquoi ce sont bien souvent les mêmes qui agissent auprès de la CEDH et quelles solutions seraient envisageables pour éviter cette « capture » d’experts onusiens.
Jusqu’à présent, ce sont exclusivement des acteurs privés libéraux qui ont investi dans le système européen et international de protection des droits de l’homme, avec le soutien et en collaboration avec quelques États occidentaux.
Alors que la domination culturelle occidentale s’effrite jusqu’au sein des instances internationales, il sera intéressant d’observer à l’avenir comment d’autres acteurs investissent aussi dans le système, selon les mêmes procédés, mais avec d’autres finalités. C’est le cas notamment de la Chine dont les versements (déclarés) augmentent pour s’élever à 820 000 dollars entre 2020 et 2023. La Chine a ainsi versé 560 000 dollars à Alena Douhan, rapporteuse spéciale des Nations unies sur l’impact négatif des mesures coercitives unilatérales sur la jouissance des droits de l’homme. Dans un rapport de 2020 à l’Assemblée générale des Nations unies (A/75/209), celle-ci dénonçait la politique américaine de sanction, en particulier vis-à-vis de la Chine. De telles illustrations pourraient être multipliées.
*The European Centre for Law and Justice is an international, Non-Governmental Organization dedicated to the promotion and protection of human rights in Europe and worldwide. The ECLJ holds special Consultative Status before the United Nations/ECOSOC since 2007. The ECLJ engages legal, legislative, and cultural issues by implementing an effective strategy of advocacy, education, and litigation. The ECLJ advocates in particular the protection of religious freedoms and the dignity of the person with the European Court of Human Rights and the other mechanisms afforded by the United Nations, the Council of Europe, the European Parliament, the Organization for Security and Cooperation in Europe (OSCE), and others. The ECLJ bases its action on “the spiritual and moral values which are the common heritage of European peoples and the true source of individual freedom, political liberty and the rule of law, principles which form the basis of all genuine democracy” (Preamble of the Statute of the Council of Europe)